Page images
PDF
EPUB

tout bas: Ah! voilà une femme bien faite, et avait ajouté quelqu'expression assez grossière, mais, vive, pour marquer qu'il la trouvait à son gré. On ne fit ce récit à la reine qu'en tremblant; cependant il n'en arriva rien autre chose, sinon que quand elle congédia les ambassadeurs, elle fit au jeune Hollandais un présent fort considérable. Voyez comme au travers de tous les plaisirs de grandeur et de royauté, dont elle était environnée, ce plaisir d'être trouvée belle alla la frapper vivement.

A. DE BRE. Mais enfin elle n'eût pas voulu l'acheter par la perte des autres. Tout ce qui est trop simple n'accomode point les hommes. Il ne suffit pas que les plaisirs touchent avec douceur, on veut qu'ils agitent et qu'ils transportent. D'où vient que la vie pastorale, telle que les poètes la dépeignent, n'a jamais été que dans leurs ouvrages et ne réussirait pas dans la pratique? elle est trop douce et trop unie.

M. D'AN. J'avoue que les hommes ont tout gâté. Mais d'où vient que la vue d'une cour la plus superbe et la plus pompeuse du monde, les flatte moins que les idées qu'ils se proposent quelquefois de cette vie pastorale? C'est qu'ils étaient faits pour elle.

A. DE BRE. Ainsi le partage de vos plaisirs simples et tranquilles, n'est plus que

d'entrer dans les chimères que les hommes se forment.

M. D'AN. Non, non. S'il est vrai que peu de gens aient le goût assez bon pour commencer par ces plaisirs-là, du moins on finit volontiers par eux, quand on le peut. L'imagination a fait sa course sur les faux objets, et elle revient aux vrais.

[ocr errors][merged small][merged small][merged small]

N'EN doutez point! s'il y avait des rangs chez les morts, je ne vous céderais la préséance.

pas

CHARLES. Quoi! un grammairien, un savant, et pour dire encore plus et pousser votre mérite jusqu'où il peut aller, un homme d'esprit, prétendrait l'emporter sur un prince qui s'est vu maître de la meilleure partie de l'Europe?

ÉRAS. Joignez-y encore l'Amérique, et je ne vous en craindrai pas davantage."

Toute cette grandeur n'était, pour ainsi dire, qu'un composé de plusieurs hasards; et qui désassemblerait toutes les parties dont elle était formée, vous le ferait voir bien clairement, Si, Ferdinand votre grand-père eût été homme de parole, vous n'aviez presque rien en Italie; si d'autres princes que lui eussent eu l'esprit de croire qu'il y avait des antipodes, Christophe Colomb ne se fût point adresse à lui, et l'Amérique n'était point au nombre de vos états; si après la mort du dernier duc de Bourgogne, Louis XI eût bien songé à ce qu'il faisait, l'héritière de Bourgogne n'était pas pour Maximilien, ni les Pays-Bas pour vous; si Henri de Castille, frère de votre grand'mère Isabelle n'eût point été en mauvaise réputation auprès des femmes, ou si sa femme n'eût point été d'une vertu assez douteuse, la fille de Henri eût passé pour être sa fille, et le royaume de Castille vous échappait.

CHAR. Vous me faites trembler, Il me semble qu'à l'heure qu'il est je perds ou la Castille, ou les Pays-Bas, ou l'Amérique ou l'Italie.

ERAS. N'en raillez point. Vous ne sauriez donner un peu plus de bon sens à l'un, ou de bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beaucoup. Il n'y a pas jusqu'à l'impuissance de votre grand'oncle, ou jusqu'à la co

quetterie de votre grand'tante, qui ne vous soient nécessaires. Voyez combien c'est un édifice délicat que celui qui est fondé sur tant de choses qui dépendent du hazard.

CHAR. En vérité, il n'y a pas moyen de soutenir un examen aussi sévère que le vôtre. J'avoue que vous faites disparaître toute ma grandeur et tous mes titres.

ÉRAS. Ce sont là pourtant ces qualités dont vous prétendiez vous parer, je v sout en ai dépouillé sans peine. Vous souvienti il d'avoir oui dire que l'Athénien Cimon, ayant fait beaucoup de Perses prisonniers, exposa en vente d'un côté leurs habits, et de l'autre leurs corps tous nus, et que comme les habits étaient d'une grande magnificence, il y eut presse à les acheter, mais que pour les hommes, personne n'en voulut? De bonne foi, je crois que ce qui arriva à ces Perses-là, arriverait à bien d'autres, si l'on séparait leur mérite personnel d'avec celui que la fortune leur a donné.

CHAR. Mais quel est ce mérite person→ nel?

ÉRAS. Faut-il le demander? Tout ce qui est en nous l'esprit, par exemple, les sciences.

CHAR. Et l'on peut avec raison en tirer de la gloire?

ÉRAS. Sans doute. Ce ne sont pas des

biens de fortune, comme la noblesse ou les richesses.

CHAR. Je suis surpris de ce que vous dites. Les sciences ne viennent-elles pas aux savans, comme les richesses viennent à la plupart des gens riches. N'est-ce pas par voie de succession? Vous héritez des anciens, vous autres hommes doctes, ainsi que nous de nos pères. Si on nous a laissé tq ce que nous possédons, on vous a laissé aussi tout ce que vous savez; et de là vient que beaucoup de savans regardent ce qu'ils ont reçu des anciens, avec le même respect que quelques gens regardent les terres et les maisons de leurs aïeux où ils seraient bien fâchés de rien changer.

ÉRAS. Mais les grands naissent héritiers de la grandeur de leur pères, et les savans n'étaient pas nés héritiers des connaissances des anciens. La science n'est point une succession qu'on reçoit; c'est une acquisition toute nouvelle que l'on entreprend de faire; ou si c'est une succession, elle est assez difficile à recueillir, pour être fort honorable.

CHAR. Hé bien, mettez la peine qui se trouve à acquérir les biens de l'esprit, contre celle qui se trouve à conserver les biens de la fortune, voilà les choses égales; car enfin, si vous ne regardez que la difficulté,

« PreviousContinue »