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ce me semble, qu'on médise un peu de leur vertu, que de leur esprit, ou de leur beauté. Pour moi, j'étais de cette humeurlà. Un peintre, qui était à la cour du roi de Syrie, mon mari, fut mécontent de moi; et pour se venger, il me peignit entre les bras d'un soldat. Il exposa son tableau, et prit aussitôt la fuite. Mes sujets, zélés pour ma gloire, voulaient brûler ce tableau publiquement; mais comme j'y étais peinte admirablement bien, et avec beaucoup de beauté, quoique les attitudes qu'on m'y donnait ne fussent pas avantageuses à ma vertu, je défendis qu'on le brûlât, et fis revenir le peintre à qui je pardonnai. Si vous me croyez, vous en userez de même à l'égard de Virgile,

Dr. Cela serait bon, si le premier mérite d'une femme était d'être belle, ou d'avoir de l'esprit.

STRA. Je ne décide point qu'elle est ce premier mérite: mais dans l'usage ordinaire, la première question qu'on fait sur une femme que l'on ne connaît point, c'est: Est-elle belle? La seconde : A-t-elle de l'esprit? Il arrive rarement qu'on fasse une troisième question.

DIALOGUE IV.

ANACREON, ARISTOTE.

ARISTOTE.

E

Je n'eusse jamais cru qu'un faiseur de chansonnettes eût osé se comparer à un philosophe d'une si grande réputation que moi.

ANACREON. Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe; mais moi, avec mes chansonnettes, je n'ai pas laissé d'être appelé le sage Anacréon, et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage.

ARI. Ceux qui vous ont donné cette qualité-là ne songeaient pas trop bien à ce qu'ils disaient. Qu'aviez-vous jamais fait pour le mériter?

ANA. Je n'avais fait que boire, que chan, ter, qu'être amoureux; et la merveille est qu'on m'a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu'on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien ayez vous passé de

nuits à éplucher les questions épineuses de la dialectique? Combien avez-vous composé de gros volumes sur des matières obscures que vous n'entendiez peut-être pas bien vous-même?

ARI. J'avoue que vous avez pris un chemin plus commode pour parvenir à la sagesse, et qu'il fallait être bien habile pour trouver moyen d'acquérir plus de gloire avec votre luth et votre bouteille, que les grands hommes n'en ont acquis par leurs veilles et par leurs travaux.

ANA. Vous prétendez railler : mais je vous soutiens qu'il est plus difficile de boire et chanter, comme j'ai chanté et comme j'ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n'aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s'être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait; enfin il y aurait auparavant bien des petites choses à régler chez soi; et, quoiqu'il n'y ait pas grande délicatesse à tout cela, on a pourtant de la peine à en venir à bout. Mais on peut à moins de frais philosopher comme vous avez fait. On n'est point obligé à se guérir de l'ambition, ni de l'avarice; on se fait une entrée agréable à la cour du grand Alexandre; on s'attire des présens de cinq cent mille écus, que

l'on n'emploie pas entièrement en expériences de physique, selon l'intention du donateur; et en un mot, cette sorte de philosophie même a des choses assez opposées à la philosophie.

ARI. Il faut qu'on vous ait fait ici-bas bien des médisances de moi : mais, après tout, l'homme n'est homme que par la raison, et rien n'est plus beau que d'apprendre aux autres comment il s'en doivent servir à étudier la nature, et à développer toutes ces énigmes qu'elle nous propose.

ANA. Voilà comme les hommes renversent l'usage de tout. La philosophie est en elle-même une chose admirable, et qui leur peut être fort utile; mais parce qu'elle les incommoderait, si elle se mêlait de leurs affaires et si elle demeurait auprès d'eux à régler leurs passions, ils l'ont envoyée dans le ciel arranger des planètes, et en mesurer les mouvemens; ou bien ils la promènent sur la terre, pour lui faire examiner tout ce qu'ils y voient. Enfin ils l'occupent toujours le plus loin d'eux qu'il leur est possible. Cependant comme ils veulent être philosophes à bon marché, ils ont l'adresse d'étendre ce nom, et ils le donnent le plus souvent à ceux qui font la recherche des causes naturelles.

ARI. Et quel nom plus convenable leur peut-on donner?

ANA. La philosophie n'a affaire qu'aux hommes, et nullement au reste de l'univers. L'astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. Mais qui eût voulu l'être à une condition si dure? Hélas! presque personne. On a donc dispensé les philosophes d'être philosophes, et on s'est contenté qu'il fussent astronomes, ou physiciens. Pour moi, je n'ai point été d'humeur à m'engager dans les spéculations; mais je suis sûr qu'il y a moins de philosophie dans beaucoup de livres qui font profession d'en parler, que dans quelques-unes de ces chansonnettes que vous méprisez tant; dans celle-ci, par exemple :

Si l'or prolongeait la vie,
Je n'aurais point d'autre envie
Que d'amasser bien de l'or:
La Mort me rendant visite,
Je la renverrais bien vîte,
En lui donnant mon trésor.
Mais si la Parque sévère
Ne le permet pas ainsi,
L'or ne m'est plus nécessaire:
L'amour et la bonne chère

Partageront mon souci.

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