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de vous. C'est proprement l'empire des philosophes, que ces grands pays invisibles qui peuvent être ou n'être pas si on veut, ou être tels que l'on veut. Il me suffit d'avoir mené votre esprit aussi loin que vont vos yeux.

Quoi! s'écria-t elle, j'ai dans ma tête tout le système de l'univers! Je suis savante! Oui, répliquai-je, vous l'êtes assez raisonnablement, et vous l'êtes avec la commodité de pouvoir ne rien croire de tout ce que je vous ai dit, dès que l'envie vous en prendra. Je vous demande seulement, pour récompense de mes peines, de ne voir jamais le soleil, ni le ciel, ni les étoiles, sans songer à moi.

Puisque j'ai rendu compte de ces entretiens au public, je crois ne lui devoir plus rien cacher sur cette matière. Je publierai un nouvel entretien qui vint long-temps après les autres, mais qui fut précisément de la même espèce. Il portera le nom de Soir, puisque les autres l'ont porté; il vaut mieux que tout soit sous le même titre.

SIXIÈME SOIR.

Nouvelles pensées qui confirment celles des Entretiens précédens. Dernières découvertes qui ont été faites dans le Ciel.

Il y avait long-temps que nous ne parlions

plus des mondes, madame L. M. D. G. et moi, et nous commencions même à oublier que nous en eussions jamais parlé, lorsque j'allai un jour chez elle, et y entrai justement comme deux hommes d'esprit, et assez connus dans le monde, en sortaient. Vous voyez bien, me dit-elle, aussitôt qu'elle me vit, qu'elle visite je viens de recevoir; je vous avouerai qu'elle m'a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m'avoir gâté l'esprit. Je serais bien glorieux, lui répondis-je, d'avoir eu tant de pouvoir sur vous; je ne crois pas qu'on pût rien entreprendre de plus difficile. Je crains pourtant que vous ne l'ayez fait, reprit elle. Je ne sais comment la conversation s'est tournée sur les mondes, avec ces deux hommes qui viennent de sortir; peut-être ontils amené ce discours malicieusement. Je

n'ai pas manqué de leur dire aussitôt que toutes les planètes étaient habitées. L'un d'eux m'a répondu qu'il était fort persuadé que je ne le croyais pas moi, avec toute la naïvete possible, je lui ai soutenu que je le croyais; il a toujours pris cela pour une feinte d'une personne qui voudrait se divertir, et j'ai cru que ce qui le rendait si opiniâtre à ne me pas croire moi-même sur mes sentimens, c'est qu'il m'estimait trop pour s'imaginer que je fusse capable d'une opinion si extravagante. Pour l'autre, qui ne m'estime pas tant, il m'a crue sur ma parole. Pourquoi m'avez-vous entêtée d'une chose que les gens qui m'estiment ne peuvent pas croire que je soutienne sérieusement? Mais, madame, lui répondis-je, pourquoi la souteniez-vous sérieusement avec des gens que je suis sûr qui n'entreraient dans aucun raisonnement qui fût un peu sérieux? Est-ce ainsi qu'il faut commettre les habitans des planètes? Contentons-nous d'être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulgons pas nos mystères dans le peuple. Comment, s'écriat-elle, appelez-vous peuple les deux hommes qui sortent d'ici? Ils ont bien de l'esprit, répliquai-je, mais ils ne raisonnent jamais. Les raisonneurs, qui sont gens durs, les appelleront peuple sans difficulté. D'autre part, ces gens-ci s'en vengent en tour

nant les raisonneurs en ridicule : et c'est, ce me semble, un ordre très-bien établi que chaque espèce méprise ce qui lui manque. Il faudrait, s'il était possible, s'accommoder à chacune. Il eût bien mieux valu plaisanter des habitans des planètes avec ces deux hommes que vous venez de voir, puisqu'ils savent plaisanter, que d'en raisonner, puisqu'ils ne le savent pas faire. Vous en seriez sortie avec leur estime, et les planètes n'y auraient pas perdu un seul de leurs habitans. Trahir la vérité! dit la Marquise.Vous n'avez point de conscience. Je vous avoue, répondis-je, que je n'ai pas un grand zèle pour ces vérités-là, et que je les sacrifie volontiers aux moindres commodités de la société. Je vois, par exemple, à quoi il tient, et à quoi il tiendra toujours, que l'opinion des habitans des planètes ne passe pour aussi vraisemblable qu'elle l'est. Les planètes se présentent toujours aux yeux comme des corps qui jettent de la lumière, et non point comme de grandes campagnes ou de grandes prairies. Nous croirions bien que des prairies et des campagnes seraient habitées; mais des corps lumineux, il n'y a pas moyen. La raison a beau venir nous dire qu'il y a daus les planètes des campagnes, des prairies; la raison vient trop tard, le premier coup-d'œil a fait son effet sur nous avant elle; nous ne la voulons plus écouter, les

planètes ne sont que des corps lumineux; et puis comment seraient faits leurs habitans? Il faudrait que notre imagination nous représentât aussitôt leurs figures, elle ne le peut pas, c'est le plus court de croire qu'ils ne sont point. Voudriez-vous que pour établir les habitans des planètes, dont les intérêts me touchent d'assez loin, j'allasse attaquer ces redoutables puissances qu'on appelle les sens et l'imagination? Il faudrait bien du courage pour cette entreprise. On ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux Je vois quelquefois des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des terres; mais ils ne le croient pas de la même façon qu'ils le croiraient, s'ils ne les avaient pas vues sous une apparence différente; il leur souvient toujours de la première idée qu'ils en ont prise, et ils n'en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semblent cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu'à cause d'un certain plaisir que leur fait sa singularité.

Eh quoi! interrompit-elle, n'en est-ce pas assez pour une opinion qui n'est que vraisemblable? Vous seriez bien étonnée, repris-je, sije vous disais que le terme de vraisemblance est assez modeste. Est-il simplement vraisemblable qu'Alexandre était ?

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