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<< sans m'assujettir à autre chose qu'à ma propre na<«<ture. Elle bannit la crainte, l'inquiétude, la dé« fiance, et tous les défauts d'un amour vulgaire ou «< intéressé. Elle me fait sentir que c'est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d'autant mieux <«< que je le connais et que je l'aime. »

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Est-ce le vertueux et tendre Fénelon, est-ce Spinosa qui a écrit ces pensées? Comment deux hommes si opposés l'un à l'autre ont-ils pu se rencontrer dans l'idée d'aimer Dieu pour lui-même, avec des notions de Dieu si différentes? (Voyez AMOUR DE DIEU.)

Il le faut avouer; ils allaient tous deux au même but, l'un en chrétien, l'autre en homme qui avait le malheur de ne le pas être; le saint archevêque, en philosophe persuadé que Dieu est distingué de la nature; l'autre, en disciple très égaré de Descartes, qui s'imaginait que Dieu est la nature entière.

Le premier était orthodoxe, le second se trompait, j'en dois convenir : mais tous deux étaient dans la bonne foi, tous deux estimables dans leur sincérité comme dans leurs mœurs douces et simples, quoiqu'il n'y ait eu d'ailleurs nul rapport entre l'imitateur de l'Odyssée et un cartésien sec, hérissé d'arguments; entre un très bel esprit de la cour de Louis XIV, revêtu de ce qu'on nomme une grande dignité, et un pauvre Juif déjudaïsé, vivant avec trois cents florins de rente dans l'obscurité la plus profonde.

a

S'il est entre eux quelque ressemblance, c'est que

a On vit après sa mort, par ses comptes, qu'il n'avait quelquefois dépensé que quatre sous et demi en un jour pour sa nourriture. Ce n'est pas là un repas de moines assemblés en chapitre.

Fénelon fut accusé devant le sanhédrin de la nouvelle loi, et l'autre devant une synagogue sans pouvoir comme sans raison; mais l'un se soumit, et l'autre se révolta.

DU FONDEMENT DE LA PHILOSOPHIE DE SPINOSA.

Le grand dialecticien Bayle a réfuté Spinosa". Ce système n'est donc pas démontré comme une proposition d'Euclide. S'il l'était, on ne saurait le combattre. Il est donc au moins obscur.

J'ai toujours eu quelque soupçon que Spinosa, avec sa substance universelle, ses modes, et ses accidents, avait entendu autre chose que ce que Bayle entend, et que par conséquent Bayle peut avoir eu raison, sans avoir confondu Spinosa. J'ai toujours cru surtout que Spinosa ne s'entendait pas souvent lui-même, et que c'est la principale raison pour laquelle on ne l'a pas

entendu.

Il me semble qu'on pourrait battre les remparts du spinosisme par un côté que Bayle a négligé. Spinosa pense qu'il ne peut exister qu'une seule substance; et il paraît par tout son livre qu'il se fonde sur la méprise de Descartes, que tout est plein. Or, il est aussi faux que tout soit plein, qu'il est faux que tout soit vide. Il est démontré aujourd'hui que le mouvement est aussi impossible dans le plein absolu, qu'il est impossible que, dans une balance égale, un poids de deux livres élève un poids de quatre.

Or, si tous les mouvements exigent absolument des

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espaces vides, que deviendra la substance unique de Spinosa ? comment la substance d'une étoile entre laquelle et nous est un espace vide si immense, serat-elle précisément la substance de notre terre, la substance de moi-même, la substance d'une mouche mangée par une araignée?

Je me trompe peut-être; mais je n'ai jamais conçu comment Spinosa, admettant une substance infinie dont la pensée et la matière sont les deux modalités, admettant la substance, qu'il appelle Dieu, et dont tout ce que nous voyons est mode ou accident, a pu cependant rejeter les causes finales. Si cet être infini, universel, pense, comment n'aurait-il pas des desseins? s'il a des desseins, comment n'aurait-il pas une volonté? Nous sommes, dit Spinosa, des modes de cet être absolu, nécessaire, infini. Je dis à Spinosa : Nous voulons, nous avons des desseins, nous qui ne sommes que des modes: donc cet être infini, nécessaire, absolu, ne peut en être privé; donc il a volonté, desseins, puissance.

Je sais bien que plusieurs philosophes, et surtout Lucrèce, ont nié les causes finales; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très grand poëte dans ses descriptions et dans sa morale; mais en philosophie, il me paraît, je l'avoue, fort au-dessous d'un portier de collége et d'un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l'œil n'est fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, ni l'estomac pour digérer, n'est-ce pas là la

a Ce qui fait que Bayle n'a pas pressé cet argument, c'est qu'il n'était pas instruit des démonstrations de Newton, de Keill, de Gregori, de Halley, que le vide est nécessaire pour le mouvement.

plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain? Tout douteur que je suis, cette démence me paraît évidente, et je le dis.?

Pour moi, je ne vois dans la nature, comme dans les arts, que des causes finales; et je crois un pommier fait pour porter des pommes, comme je crois une montre faite pour marquer l'heure.

Je dois avertir ici que si Spinosa dans plusieurs endroits de ses ouvrages se moque des causes finales, il les reconnaît plus expressément que personne dans sa première partie de l'Etre en général et en particulier. Voici ses paroles :

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« Qu'il me soit permis de m'arrêter ici quelque in<< stant*, pour admirer la merveilleuse dispensation de << la nature, laquelle ayant enrichi la constitution de «<l'homme de tous les ressorts nécessaires pour prolonger jusqu'à certain terme la durée de sa fragile << existence, et pour animer la connaissance qu'il a de <«< lui-même par celle d'une infinité de choses éloignées, <«< semble avoir exprès négligé de lui donner des << moyens pour bien connaître celles dont il est obligé « de faire un usage plus ordinaire, et même les indi<«< vidus de sa propre espèce. Cependant, à le bien prendre, c'est moins l'effet d'un refus que celui «< d'une extrême libéralité, puisque s'il y avait quelque «< être intelligent qui en pût pénétrer un autre contre « son gré, il jouirait d'un tel avantage au-dessus de lui, que par cela même il serait exclus de sa société;

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«< au lieu que dans l'état présent, chaque individu,

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« jouissant de lui-même avec une pleine indépendance, ne se communique qu'autant qu'il lui con

<< vient. >>>

Que conclurai-je de là? que Spinosa se contredit souvent; qu'il n'avait pas toujours des idées nettes; que dans le grand naufrage des systèmes il se sauvait tantôt sur une planche, tantôt sur une autre; qu'il ressemblait, par cette faiblesse, à Malebranche, à Arnauld, à Bossuet, à Claude, qui se sont contredits quelquefois dans leurs disputes; qu'il était comme tant de métaphysiciens et de théologiens. Je conclurai que je dois me défier à plus forte raison de toutes mes idées en métaphysique; que je suis un animal très faible, marchant sur des sables mouvants qui se dérobent continuellement sous moi, et qu'il n'y a peut-être rien de si fou que de croire avoir toujours raison.

a

Vous êtes très confus, Baruch Spinosa; mais êtesvous aussi dangereux qu'on le dit? Je soutiens que non; et ma raison, c'est que vous êtes confus, que vous avez écrit en mauvais latin, et qu'il n'y a pas dix personnes en Europe qui vous lisent d'un bout à l'autre, quoiqu'on vous ait traduit en français. Quel est l'auteur dangereux? c'est celui qui est lu par oisifs de la cour et par les dames.

SECTION IV 1.

Du système de la nature 2.

les

L'auteur du Système de la nature a eu l'avantage de

a Il s'appelle Baruch et non Benoît, car il ne fut jamais baptisé.

I Troisième section de l'article dans les Questions sur l'Encyclopédie, quatrième partie, 1771. B.

2 Le Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde mo

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