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général Lalli avec un bâillon de six doigts dans la bouche.

Mais si ces tragédies de cannibales qu'on représente quelquefois chez la plus frivole des nations, et la plus ignorante en général dans les principes de la jurisprudence et de l'équité; si les spectacles donnés par quelques tigres à des singes, comme ceux de la Saint-Barthélemi et ses diminutifs, se renouvelaient tous les jours, on déserterait bientôt un tel pays; on le fuirait avec horreur; on abandonnerait sans retour la terre infernale où ces barbaries seraient fréquentes.

Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c'est purement par esprit de curiosité, comme lorsqu'elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C'est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions publiques, comme nous l'avons vu. « Étrange empressement « de voir des misérables! » a dit l'auteur d'une tragédie 1.

Je me souviens qu'étant à Paris lorsqu'on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées, et des plus affreuses qu'on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames; aucune d'elles assurément ne fesait la réflexion consolante qu'on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu'on ne verserait point du plomb fondu et de la poix résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tireraient point ses membres disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce; car lorsqu'un des

1 Tancrède, acte III, scène 1. B.

académiciens de Paris voulut entrer dans l'enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu'il fut repoussé par les archers : «<Laissez entrer monsieur, dit<«< il; c'est un amateur. » C'est-à-dire, c'est un curieux, ce n'est point par méchanceté qu'il vient ici, ce n'est pas par un retour sur soi-même, pour goûter le plaisir de n'être pas écartelé : c'est uniquement par curiosité, comme on va voir des expériences de physique2.

La curiosité est naturelle à l'homme, aux singes, et aux petits chiens. Menez avec vous un petit chien dans votre carrosse, il mettra continuellement ses pates à la portière pour voir ce qui se passe. Un singe fouille partout, il a l'air de tout considérer. Pour l'homme, vous savez comme il est fait; Rome, Londres, Paris, passent leur temps à demander ce qu'il y a de nouveau.

CYRUS 3.

Plusieurs doctes, et Rollin après eux, dans un siècle où l'on cultive sa raison, nous ont assuré que Javan, qu'on suppose être le père des Grecs, était petit-fils de Noé. Je le crois, comme je crois que Persée était le fondateur du royaume de Perse, et Niger de la Nigritie. C'est seulement un de mes chagrins que les Grecs n'aient jamais connu ce Noé le véritable au

I La Condamine. B.

2 Les deux alinéa qu'on vient de lire font aussi partie du quatrième entretien entre A, B, C. (Voyez Mélanges, année 1768.) B.

3 Cet article parut pour la première fois en 1774, dans l'édition in-4o des Questions sur l'Encyclopédie. B.

teur de leur race. J'ai marqué ailleurs mon étonnement et ma douleur qu'Adam, notre père à tous, ait été absolument ignoré de tous, depuis le Japon jusqu'au détroit de Le Maire, excepté d'un petit peuple, qui n'a lui-même été connu que très tard. La science des généalogies est sans doute très certaine, mais bien difficile.

Ce n'est ni sur Javan, ni sur Noé, ni sur Adam que tombent aujourd'hui mes doutes, c'est sur Cyrus; et je ne recherche pas laquelle des fables débitées sur Cyrus est préférable, celle d'Hérodote ou de Ctésias, ou celle de Xénophon, ou de Diodore, ou de Justin, qui toutes se contredisent. Je ne demande point pourquoi on s'est obstiné à donner ce nom de Cyrus à un barbare qui s'appelait Kosrou, et ceux de Cyropolis, de Persépolis, à des villes qui ne se nommèrent ja

mais ainsi.

Je laisse là tout ce qu'on a dit du grand Cyrus, et jusqu'au roman de ce nom, et jusqu'aux voyages que l'Ecossais Ramsay lui a fait entreprendre. Je demande seulement quelques instructions aux Juifs sur ce Cyrus dont ils ont parlé.

Je remarque d'abord qu'aucun historien n'a dit un mot des Juifs dans l'histoire de Cyrus, et que les Juifs sont les seuls qui osent faire mention d'eux-mêmes en parlant de ce prince.

Ils ressemblent en quelque sorte à certaines gens qui disaient d'un ordre de citoyens supérieur à eux: << Nous connaissons messieurs, mais messieurs ne nous

I

Voyez l'article ADAM; et dans les Mélanges, année 1768, l'A, B, C, dix-septième entretien. B.

<< connaissent pas. » Il en est de même d'Alexandre par rapport aux Juifs. Aucun historien d'Alexandre n'a mêlé le nom d'Alexandre avec celui des Juifs; mais Josèphe ne manque pas de dire qu'Alexandre vint rendre ses respects à Jérusalem; qu'il adora je ne sais quel pontife juif nommé Jaddus, lequel lui avait autrefois prédit en songe la conquête de la Perse. Tous les petits se rengorgent; les grands songent moins à leur grandeur.

Quand Tarif vient conquérir l'Espagne, les vaincus lui disent qu'ils l'ont prédit. On en dit autant à Gengis, à Tamerlan, à Mahomet II.

A Dieu ne plaise que je veuille comparer les prophéties juives à tous les diseurs de bonne aventure qui font leur cour aux victorieux, et qui leur prédisent ce qui leur est arrivé. Je remarque seulement que les Juifs produisent des témoignages de leur nation sur Cyrus, environ cent soixante ans avant qu'il fût au monde.

On trouve dans Isaïe (chap. XLV, 1) : « Voici ce que << dit le Seigneur à Cyrus qui est mon Christ, que j'ai «<pris par la main pour lui assujettir les nations, pour « mettre en fuite les rois, pour ouvrir devant lui les << portes: Je marcherai devant vous; j'humilierai les grands; je romprai les coffres; je vous donnerai <«<l'argent caché, afin que vous sachiez que je suis le Seigneur, etc. >>

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Quelques savants ont peine à digérer que le Seigneur gratifie du nom de son Christ un profane de la religion de Zoroastre. Ils osent dire que les Juifs firent comme tous les faibles qui flattent les puissants,

qu'ils supposèrent des prédictions en faveur de Cyrus.

Ces savants ne respectent pas plus Daniel qu'Isaïe. Ils traitent toutes les prophéties attribuées à Daniel avec le même mépris que saint Jérôme montre pour l'aventure de Suzanne, pour celle du dragon de Bélus, et pour les trois enfants de la fournaise.

Ces savants ne paraissent pas assez pénétrés d'estime pour les prophètes. Plusieurs même d'entre eux prétendent qu'il est métaphysiquement impossible de voir clairement l'avenir; qu'il y a une contradiction formelle à voir ce qui n'est point; que le futur n'existe pas, et par conséquent ne peut être vu; que les fraudes en ce genre sont innombrables chez toutes les nations; qu'il faut enfin se défier de tout dans l'histoire ancienne.

Ils ajoutent que s'il y a jamais eu une prédiction formelle, c'est celle de la découverte de l'Amérique dans Sénèque le tragique (Médée, acte II, scène ш):

Venient annis

« Sæcula seris quibus Oceanus

« Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, etc. »

Les quatre étoiles du pôle antarctique sont annoncées encore plus clairement dans le Dante. Cependant personne ne s'est avisé de prendre Sénèque et Alighieri Dante pour des devins 1.

Nous sommes bien loin d'être du sentiment de ces savants, nous nous bornons à être extrêmement circonspects sur les prophètes de nos jours.

Quant à l'histoire de Cyrus, il est vraiment fort 1 Voyez Essai sur les mœurs, chap. CXLI, tome XVII, page 360. B.

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