Page images
PDF
EPUB

des puissances distinctes et légitimes, qui importent également aux intérêts du genre humain. Prêtres et libres penseurs, pasteurs et philosophes, systèmes philosophiques et croyances religieuses, tout cela est foncièrement bon, foncièrement utile et salutaire. Il ne s'agit pas de détruire telle ou telle de ces puissances, tel ou tel de ces intruments de civilisation, mais de trouver et d'assurer les conditions de leur coexistence régulière au sein de la société.

Ce n'est pas que nous rêvions une paix fantastique entre la philosophie et la religion. La parfaite paix n'est pas de ce monde. Partout, dans l'humanité comme dans la nature, dans la société comme dans l'individu, éclate la diversité et l'opposition des principes. L'objet que doit se proposer la sagesse, ce n'est point l'identification des contraires, mais leur action à la fois diverse et harmonique sous une commune loi.

Voilà la pensée qui éclaire et caractérise la controverse où nous introduisons le lecteur. Nous y avons affaire à deux sortes d'adversaires : ceux qui veulent l'abaissement ou la ruine de la philosophie, ceux qui travaillent à la dissolution violente des institutions re

ligieuses. Notre but dans cette polémique n'est pas de nous séparer des deux camps opposés auxquels nous nous adressons tour à tour, pour nous renfermer dans la solitude orgueilleuse d'une prétendue sagesse qui serait alors bien voisine de l'indifférence; c'est d'appeler à nous, dans chacun des partis contraires, tous les esprits capables de modération et de prévoyance, afin d'en former un unique et plus vaste parti où les opinions, d'ailleurs les plus diverses, pourraient honorablement. se réunir, et qui ne laisserait hors de soi que ce double fanatisme qu'une loi nécessaire semble attacher aux deux plus respectables et plus saintes choses qui soient au monde, la religion et la philosophie, pour humilier notre nature, et lui rappeler sans cesse qu'elle incline, par ses meilleurs endroits, à l'excès, au déréglement et à l'erreur.

Nous dirons aux adversaires de la philosophie: Vous vivez au XIXe siècle et vous niez que la philosophie soit une puissance légitime, une puissance essentiellement bienfaisante. Est-ce bien connaître l'histoire de la civilisation et les besoins de la nature humaine?

au fond, est-ce bien servir les intérêts de la religion chrétienne elle-même? Car enfin, qu'estce que la philosophie sinon le libre développement de la raison? Or, il faut compter avec la raison, il faut s'expliquer sur sa nature et sur ses droits. Quel parti choisirez-vous? Contesterezvous absolument tous les droits de la pensée libre? Ou, sans vous précipiter dans cette négation désespérée, prétendrez-vous emprisonner la raison humaine dans l'étroite région des vérités contingentes? Ou enfin, tout en accordant à la philosophie le droit de s'élever jusqu'à Dieu, direz-vous que ce privilége sublime devient stérile ou même dangereux entre ses mains, aussitôt qu'elle prétend l'exercer avec indépendance, et condamnerez-vous toute spéculation purement rationnelle, c'est-à-dire toute vraie philosophie, à tourner sans cesse dans un cercle d'extravagance et d'erreur? Voilà trois opinions très-diverses, et la dernière est à coup sûr infiniment plus sage que les deux autres; mais ce n'est encore là qu'une fausse sagesse, pleine au fond d'injustice et de périls.

Vous jetiez naguère à la philosophie le plus intrépide, le plus audacieux défi. C'était le temps

de l'Essai sur l'indifférence, des Soirées de SaintPétersbourg, de la Législation primitive. Vous refusiez alors à la raison humaine non-seulement le haut privilége de porter jusqu'à l'infini, jusqu'à l'être des êtres, mais même l'humble droit de reconnaître sa propre existence et celle des objets qui frappent les sens. Descartes, cherchant pour assurer ses pas un point d'appui ferme et inébranlable, et le trouvant dans la conscience, dans l'immortel cogito, ergo sum, n'était à vos yeux qu'un téméraire architecte posant au sein des nuages la base ruineuse du plus fragile des édifices.

Vous avez eu la sagesse de désavouer cette doctrine, bien que sortie de votre sein, entourée du prestige d'un talent supérieur, prêchée avec ardeur par l'homme en qui l'Église avait

pu voir un instant le saint Bernard de notre siècle. Vous avez senti que du même coup dont elle prétendait abattre la philosophie, elle tranchait les racines mêmes de la religion.

Toutefois, vous n'avez pas rompu sans effort avec une doctrine qui gardait toujours à vos yeux l'avantage séduisant de condamner la philosophie au scepticisme. D'autres hommes sont venus, avec moins de génie et moins de

logique, mais avec une certaine apparence de modération et de sagesse, accordant à la raison humaine un ordre distinct de développement légitime, lui livrant les vérités des sens et celles du raisonnement, pour lui ravir plus sûrement les vérités morales et religieuses.

Non moins contraire à la tradition de l'Église que la doctrine de l'Essai sur l'Indifférence, moins rigoureuse et tout aussi vaine, hautement démentie par le témoignage de l'histoire et par celui de la conscience, périlleuse au fond pour l'autorité de la révélation, cette nouvelle théorie, héritière dégénérée de la précédente, a été également répudiée par la prudence de l'épiscopat.

Et toutefois encore, quelle fortune elle a faite dans l'Église de France! Combien la repoussent de nom et sans doute d'intention, qui au fond l'admettent et la pratiquent! Ecoutez nos plus, sages évêques, vous croirez entendre M. l'abbé Bautain, et plus d'une fois M. de la Mennais lui-même. La philosophie, disent-ils, puissante à d'autres égards, est absolument stérile en matière de dogmes fondamentaux. Fondée sur la raison, c'est-à-dire sur une autorité variable et individuelle, elle ne peut comprendre ni impo

« PreviousContinue »