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Décrivons, sur les traces de son illustre promoteur, cette méthode si souvent défigurée.

Il est des intelligences, il est des âmes à qui rien de fini et d'imparfait ne peut suffire. Tous ces êtres que l'univers offre à nos sens, qui captivent tour à tour nos mobiles désirs, qui enchantent notre imagination de leur variété et de leur éclat, trahissent par un commun défaut leur irremédiable fragilité : ils ont des limites, ils passent et s'écoulent. Comment pourraient-ils satisfaire une intelligence capable de l'éternel, rassasier une âme qui se sent faite pour sentir, pour goûter, pour posséder la plénitude du bien?

Celui donc qui, pressé d'une inquiétude sublime, se détourne sans effort de la scène mobile de l'univers et rentre en soi-même pour s'y recueillir dans le sentiment de sa propre existence, déjà moins fragile que celle des phénomènes du dehors, pour trouver dans son âme l'empreinte plus durable et plus profonde d'une beauté plus pure, quoique encore bien imparfaite; celui qui, s'attachant ainsi à des objets de plus en plus simples, de plus en plus stables, de moins en moins sujets aux limitations de l'espace et aux vicissitudes du temps, monte sans relâche et sans faiblesse les degrés de cette échelle de perfection, sentant s'allumer ses désirs et croître ses ailes à mesure qu'il s'élève, est incapable de s'arrêter et de trouver le repos, si ce n'est au sein d'une perfection absolue, d'une beauté sans souillure et sans tache qu'aucun souffle mortel ne saurait ternir, d'une exis

tence qu'aucune limite ne borne, qu'aucune durée ne mesure, qu'aucun espace ne circonscrit; celui-là, suivant Platon, est le vrai dialecticien 1.

Afin que cette esquisse de la dialectique platonicienne ne paraisse pas infidèle, citons ici quelques-uns des principaux passages où nous en avons recueilli les traits: nous commencerons par un passage du Phédon où est parfaitement marqué le retour de la pensée à elle-même, condition première, premier pas de la méthode dialectique : « Quant à l'acquisition de la science, dit Socrate, le corps est-il un obstacle ou ne l'est-il pas quand on l'associe à cette recherche? Je vais m'expliquer par un exemple. La vue ou l'ouïe ont-elles quelque certitude, ou les poëtes ont-ils raison de nous chanter sans cesse que nous n'entendons ni ne voyons véritablement? Mais si ces deux sens ne sont pas sûrs, les autres le seront encore beaucoup moins; car ils sont beaucoup plus faibles. Ne le trouves-tu pas comme moi? Simmias Tout à fait. - Quand donc, reprit Socrate, l'âme trouve-t-elle la vérité? car pendant qu'elle la cherche avec le corps, nous voyons clairement que ce corps la trompe et l'induit en erreur. N'est-ce pas surtout dans l'acte de la pensée que la réalité se manifeste à l'âme? Et l'âme ne pense-t-elle pas mieux que jamais lorsqu'elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par la douleur, ni par la volupté, et que, renfermée en elle-même et se dégageant, autant que cela lui est possible, de tout commerce avec le corps, elle s'attache directement à ce qui est pour le connaître? N'est-ce pas alors que l'âme du philosophe méprise le corps, qu'elle le fuit, et cherche à être seule avec elle-même? - Simmias: Il me semble.-Socrate: poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la justice est quelque chose ou qu'elle n'est rien? - Simmias : Nous dirons assurément qu'elle est quelque chose. Socrate N'en dirons-nous pas autant du bien et du beau? - Sans doute. Mais les as-tu jamais vus? ou les as-tu saisis par quelque autre sens corporel ? Et je ne parle pas seulement du juste, du bien et du beau, mais de la grandeur, de la santé, de la force, en un mot de l'essence de toutes choses, c'està-dire de ce qu'elles sont en elles-mêmes? Est-ce par le moyen du

Qu'on n'aille pas se persuader que la dialectique platonicienne n'est qu'un élan sublime de la pensée ;

corps qu'on atteint ce qu'elles ont de plus réel, ou ne pénètre-t-on pas d'autant plus avant dans ce qu'on veut connaître, qu'on y pense davantage et avec plus de rigueur? Eh bien! y a-t-il rien de plus rigoureux que de penser avec la pensée toute seule, dégagée de tout élément étranger et sensible, d'appliquer immédiatement la pure essence de la pensée en elle-même à la recherche de la pure essence de chaque chose en soi sans le ministère des yeux et des oreilles, sans aucune intervention du corps, qui ne fait que troubler l'âme et l'empêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour peu qu'elle ait avec lui le moindre commerce?» (Phédon, trad. franç., I, 302.) -- Ce recueillement de la pensée en elle-même, si éloquemment décrit dans le beau passage qu'on vient de lire, c'est la base sur laquelle s'appuie la dialectique. Voici deux passages de la République où l'on trouvera tour à tour la double marche ascendante et descendante dont le mouvement alternatif et harmonique constitue la dialectique elle-même :

«Eh bien! Glaucon, voilà enfin après tous les préludes l'air dont je parlais; c'est la dialectique qui l'exécute. Science toute spirituelle, elle peut cependant être représentée par l'organe de la vue qui, comme nous l'avons montré, s'essaie d'abord sur les animaux, puis s'élève vers les astres, et enfin jusqu'au soleil luimême. Pareillement, celui qui se livre à la dialectique, qui, sans aucune intervention des sens, s'élève par la raison seule jusqu'à l'essence des choses, et ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la pensée l'essence du bien, celui-là est arrivé au sommet de l'ordre intelligible, comme celui qui voit le soleil est arrivé au sommet de l'ordre visible. Glaucon: Cela est vrai. Socrate: N'est-ce

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pas là ce que tu appelles la marche dialectique? Rappelle-toi l'homme de la caverne; il se dégage de ses chaînes, il se détourne des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette; il sort de la caverne et monte aux lieux qu'éclaire le soleil; et là, dans l'impuissance de porter directement les yeux sur les animaux, il contemple d'abord dans les eaux leurs images divines et les om

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c'est une méthode scientifique susceptible d'une application rigoureuse et sévère c'est au fond la méthode de tous les grands métaphysiciens. Je ne parle pas seulement de Platon et de sa glorieuse famille, les Plotin, les saint Augustin, les saint Anselme, les Malebranche; je parle aussi des plus sévères génies, des métaphysiciens géomètres, Descartes, Spinoza, Leibnitz, qui sont tous à leur manière de grands dialecticiens. En ce sens la dialectique platoni

bres des êtres véritables, ou bien des ombres d'objets artificiels formées par une lumière que l'on prend pour le soleil. Voilà précisément ce que fait dans le monde intellectuel l'étude des sciences que nous avons parcourues; elle élève la partie la plus noble de l'âme jusqu'à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l'heure nous venons de voir le plus perçant de tous les organes du corps s'élever à la contemplation de ce qu'il y a de plus lumineux dans le monde corporel et visible. » République, livre VII, trad. de M. Cousin, tome X, p. 104, 105.)

Tel est le mouvement ascendant de la dialectique, qui va de l'âme aux idées et des idées à Dieu. Le dernier passage que nous allons citer décrit en outre la marche descendante qui conduit le dialecticien de la connaissance de Dieu à l'explication de tout le reste: -(( Conçois à présent, dit Socrate, ce que j'entends par la seconde division des choses intelligibles. Ce sont celles que l'âme saisit immédiatement par la dialectique, en faisant des hypothèses qu'elle regarde comme telles, et non comme des principes, et qui lui servent de degrés et de points d'appui pour s'élever jusqu'à un premier principe qui n'admet plus d'hypothèse. Elles saisit ce principe, et, s'attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, elle descend de là jusqu'à la dernière conclusion, repoussant toute donnée sensible pour s'appuyer uniquement sur des idées pures, par lesquelles la démonstration commence, procède et se termine. » (Platon, République, livre VI, trad. franç., tome X, p. 61, 62.)

cienne est plus qu'une méthode, c'est le génie même du spiritualisme, c'est l'âme de toute vraie philosophie.

On élève contre la dialectique un éternel reproche; Aristote l'adressait à Platon, Gassendi le renouvelle contre Descartes, Arnauld contre Malebranche: "Vous réalisez des abstractions. » Juger ainsi la méthode platonicienne, c'est mal la comprendre, ou, pour mieux dire, c'est n'en voir que l'abus, c'est en méconnaître l'usage et l'essence. Quoi! chercher en toutes choses le simple, l'éternel, c'est courir après des abstractions vaines! quoi! quitter le phénomène pour l'essence, l'individu pour sa loi, le temps pour l'éternité, l'espace pour l'immensité, le contingent et le fini pour l'infini et le nécessaire, c'est quitter le corps pour s'attacher à l'ombre, la réalité pour la chimère! Quoi! l'ordre, l'unité, la parfaite justice et la parfaite vérité, ce sont là des êtres de fantaisie ! Et l'infini même, l'Être des êtres, que sera-t-il alors, sinon la plus stérile et la plus vide des abstractions? Etrange philosophie qui, par la crainte de l'abstraction, renonce aux êtres véritables et détruit les plus solides et les plus saintes réalités ! Ces réserves faites, nous conviendrons que, si l'histoire de la philosophie consacre la légitimité de la méthode platonicienne, elle en dévoile aussi les excès. J'en signalerai deux : la dialectique incline au panthéisme, et par une suite très-naturelle, elle incline aussi au mysticisme en sorte que cette même méthode qui fait la force et l'hon

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