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Il était malaisé de décider la chose:

Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De couleur fort tannée, et tels que les Abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi! dans les Frelons
Ces enseignes étaient pareilles.

1

La Guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
Fit enquête nouvelle, et, pour plus de lumière,
Entendit une fourmilière 3.

Le point n'en put être éclairci.

« De grâce, à quoi bon tout ceci?
Dit une Abeille fort prudente.

Depuis tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous voici comme aux premiers jours.
Pendant cela le miel se gâte.

Il est temps désormais que le juge se hâte :
N'a-t-il point assez léché l'ours 5?
Sans tant de contredits et d'interlocutoires ",
Et de fatras, et de grimoires 7,

Travaillons, les Frelons et nous;

On verra qui sait faire, avec un suc si doux,
Des cellules si bien bâties. >>

Le refus des Frelons fit voir

Que cet art passait leur savoir;

Et la Guêpe adjugea le miel à leurs parties 8.

Plût à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès;
Que des Turcs en cela l'on suivit la méthode "!
Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code,
Il ne faudrait point tant de frais;

Au lieu qu'on nous mange, on nous gruge,
On nous mine par des longueurs :

1. Enseigne ou insigne, car c'est le même mot, sert à désigner ce qui caractérise un individu, ce qui permet de le distinguer des autres.

2. On appelle enquête les recherches que fait la justice pour tâcher de décou

vrir la vérité.

6. Contredit, réponse écrite aux affirmations de la partie adverse. Interlocutoire, jugement qui ordonne une enquête· pour préparer l'issue du procès (termes de jurisprudence).

7. Fatras et grimoires désignent les écritures, toujours si coûteuses, que la

3. Une fourmilière, des milliers de justice fait faire dans les procès. fourmis !

4. On dit de même qu'une affaire est en suspens quand elle n'est pas terminée.

5. On croyait que les oursons naissent pour ainsi dire informes, et que leurs mères ne leur donnent une forme qu'à force de les lécher; le procès en question doit être d point depuis tantôt six mois.

8. C'est-à-dire aux abeilles.

9. Les Turcs, les Arabes, avaient simplifié outre mesure les détails de la justice: chez eux les juges ou cadis règlent les procès; mais on peut en appeler aux muftis, qui décident en dernier ressort, tout cela sans avocats, ni greffiers, ni procureurs, etc.

On fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
Les écailles pour les plaideurs 1.

95

-

LE BERGER ET SON TROUPEAU

«< Quoi ! toujours il me manquera
Quelqu'un de ce peuple imbécile !
Toujours le loup m'en gobera 2 !
J'aurai beau les compter! Ils étaient plus de mille,
Et m'ont laissé ravir notre pauvre Robin 3,
Robin-Mouton, qui par la ville

Me suivait pour un peu de pain,

Et qui m'aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas! de ma musette 5 il entendait le son;
Il me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah! le pauvre Robin-Mouton ! »>

Quand Guillot ® eut fini cette oraison funèbre 7,
Et rendu de Robin la mémoire célèbre,

8

Il harangua tout le Troupeau,

Les chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,
Les conjurant de tenir ferme 10;
Cela seul suffirait pour écarter les loups.
Foi de peuple d'honneur 11, ils lui promirent tous
De ne bouger non plus qu'un terme 12.
<< Nous voulons, dirent-ils, étouffer 13 le glouton
Qui nous a pris Robin-Mouton. »>
Chacun en répond sur sa tête 14.
Guillot les crut et leur fit fête.
Cependant, devant 15 qu'il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre 16:

1. Voir page 64.

2. Gober, c'est avaler d'un trait on gobe une huître; La Fontaine veut montrer avec quelle facilité le loup croque les moutons.

3. Nom donné au mouton, sans doute parce qu'il a une robe de laine.

4. Nous dirions jusqu'au bout. 5. Instrument de musique dont jouaient fréquemment les anciens bergers.

6. Nom de berger déjà employé par La Fontaine.

7. On appelle ainsi un grand discours prononcé par un prêtre dans une église, à la louange d'un mort.

8. Et rendu célèbre le souvenir de feu Robin.

9. Il adressa un discours.

10. De ne pas fuir à la vue des loups. 11. Ils donnèrent à Guillot leur parole de gens d'honneur.

12. De ne pas bouger plus que ne le fait un terme; on appelait termes chez les anciens les pierres, les bornes, qui séparient les champs les uns des autres.

13. Les moutons ne peuvent ni griffer, ni mordre, ni frapper de la tête ou du pied; ils tâcheront d'étouffer le loup en se serrant contre lui; ils sont plus de mille!

14. Consent à périr s'il manque de parole.

15. Avant.

16. Nouvel accident fâcheux.

Un loup parut; tout le Troupeau s'enfuit:
Ce n'était pas un loup, ce n'en était que l'ombre 1.

Haranguez de méchants soldats 2;

Ils promettront de faire rage 3

Mais au moindre danger, adieu tout leur courage 4:
Votre exemple et vos cris ne les retiendront pas.

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6

Après mille ans et plus de guerre déclarée,
Les Loups firent la paix avecque les Brebis.
C'était apparemment 7 le bien des deux partis :
Car si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les pâturages,

9.

Ni d'autre part pour les carnages 9;

8

Ils ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens. La paix se conclut 10 donc on donne des otages 11; Les Loups, leurs louveteaux ; et les Brebis, leurs chiens. L'échange en étant fait en formes 12 ordinaires,

Et réglé par des commissaires 13,

Au bout de quelque temps que messieurs les louvats 11
Se virent Loups parfaits et friands de tuerie 15,
Ils vous prennent le temps que dans la bergerie

1. Si l'on voyait l'ombre, le corps ne devait pas être bien loin; mais les moutons avaient juré d'être braves.

2. Des soldats sans bravoure. 3. D'exterminer tous les ennemis. 4. Tout leur prétendu courage disparaît.

5. Voir page 10.

6. Pour avec; ne se dirait plus.

7. D'une manière apparente, évidem

ment.

8. Beaucoup de bêtes.

9. Les moutons ne pouvaient paître en sécurité; les loups ne dévoraient pas autant de moutons qu'ils l'auraient voulu. 10. Est conclue.

11. Des répondants qui pourront être mis à mort si les conditions du traité ne sont pas exécutées.

12. Suivant les formalités prescrites. 13. Des gens commis, désignés à cet effet.

14. Les jeunes loups, les louveteaux. 15. Avides de tuer.

1

Messieurs les bergers 1 n'étaient pas,

Étranglent la moitié des agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents 2, dans les bois se retirent.
Ils avaient averti leurs gens secrètement.

Les chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement 3,
Furent étranglés en dormant :

Cela fut sitôt fait, qu'à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux; un seul n'en échappa *.
Nous pouvons conclure de là

Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle 5.
La paix est fort bonne de soi ",

J'en conviens; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi?

97

LE VIEILLARD ET SES ENFANTS

Toule puissance est faible, à moins que d'être unie. Ecoutez là-dessus l'esclave de Phrygie 3.

Si j'ajoute du mien à son invention

C'est pour peindre nos mœurs, et non point par envie ;
Je suis trop au-dessous de cette ambition.

Phèdre 10 enchérit 11 souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels pensers me seraient mal séants 12.
Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire
De celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.

Un Vieillard près d'aller où la mort l'appelait :
« Mes chers enfants, dit-il, (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards 13 liés ensemble;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble. >>
L'aîné les ayant pris et fait 14 tous ses efforts,

Les rendit, en disant : « Je le donne aux plus forts 15. »
Un second lui succède, et se met en posture;
Mais en vain. Un cadet 16 tente aussi l'aventure.

1. La Fontaine a dit plaisamment Messieurs les louvats, c'est bien le moins qu'il dise Messieurs les bergers; on peut s'étonner que la paix n'ait pas été conclue vec eux; on leur fait jouer un rôle de niais. 2. Entre leurs dents.

3. Les chiens qui reposaient parce qu'ils se croyaient en sûreté sur la foi, sur la parole d'honneur des loups.

4. Il n'en échappa pas un seul. J. Nous dirions: une guerre.

6. En elle-même.

7. Nous dirions aujourd'hui à moins d'être, ou à moins qu'elle ne soit.

8. Esope (V. sa Vie par La Fontaine). 9. Parce que je suis jaloux de sa gloire. 10. Fabuliste latin qui vivait sous Auguste (30 av. J.-C. — 40 après).

11. Ajoute aux inventions d'Esope. 12. De telles pensées (penser se trouve assez souvent dansa La Fontaine) me siéraient, ine conviendraient mal.

13. Baguettes de bois pointues et garnies. de fer qu'on lançait contre les ennemis. 14. Et ayant fait tous ses efforts.

15. J'y renonce, et je défie les hommes les plus forts de parvenir à les rompre 16. Un plus jeune.

Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata 1.
<< Faibles gens! dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre 2.
On crut qu'il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

<< Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde;

Soyez joints, mes enfants; que l'amour vous accorde 3. »
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours".
Enfin se sentant près de terminer ses jours,

«Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères ;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant. »
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires 5.
Un créancier saisit 6, un voisin fait procès 7.
D'abord notre trio s'en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le sang les avait joints; l'intérêt les sépare:
L'ambition, l'envie, avec les consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,

Ceux-là sur une erreur 10, ceux-ci sur un défaut 11;
Les frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part 12.

98

LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE 13

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel 14 en sa fureur

1. Pas un seul n'éclata.

2. En pareille circonstance.

3. Soyez unis, que l'amour fraternel soit comme le lien qui joignait ces dards. 4. 11 ne tint pas d'autres discours. 5. Ce bien n'était pas net; il fallait avant d'en jouir terminer bien des affaires. 6. Quand un créancier craint de n'être pas payé,il fait saisir les biens de son débiteur. 7. Intente un procès.

8. Nos trois frères réunis.

9. Les avocats consultants, ceux aux

quels on demande conseil sur la marche
à suivre dans des affaires difficiles.
10. Les créanciers disent qu'on ne les a
pas payés entièrement, qu'il y a eu erreur.
11. Les voisins invoquent un défaut de
procédure, un vice de forme.

12. Profiter de la leçon qui leur avait été donnée au moyen de ces dards.

13. La peste est une horrible maladie que l'on croit reconnaitre dans le choléra, qui a fait tant de victimes en Europe depuis 1832. 14. Dieu, la Providence.

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