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FRAGMENTS

DE

LA VIE D'ÉSOPE'

PAR LA FONTAINE

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Ésope était Phrygien, d'un bourg appelé Amorium 2. Il naquit vers la cinquante-septième olympiade 3, quelque deux cents ans après la fondation de Rome. On ne saurait dire s'il eut sujet de remercier la nature, ou bien de se plaindre d'elle; car, en le douant d'un très bel esprit, elle le fit naître difforme et laid de visage, ayant à peine figure d'homme, jusqu'à lui refuser presque entièrement l'usage de la parole. Avec ces défauts, quand il n'aurait pas été de condition à être eslave, il ne pouvait manquer de le devenir. Au reste, son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune.

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Ésope, d'après un buste antique.

Le premier maître qu'il eut l'envoya aux champs labourer la terre, soit qu'il le jugeât incapable de toute autre chose. soit pour s'ôter de devant les yeux un objet si désagréable. Or, il arriva que ce maître étant allé voir sa maison des champs, un paysan lui donna des figues: il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son sommelier 5, appelé Agathopus, de les lui apporter au sortir du bain. Le hasard voulut qu'Ésope eut affaire dans le logis. Aussitôt qu'il y fut entré, Agathopus se servit de l'occasion, et mangea les figues avec quelques-uns de ses camarades, puis ils rejetèrent cette fripcnnerie sur Ésope, ne croyant

1. Cette prétendue Vie d'Esope n'es: guère qu'un tissu de fables; on croit qu'Esope était né en Phrygie (Asie Mineure) et qu'il vivait au vIe siècle avant J.-C. du temps du grec Solon et du roi de Perse Cyrus.

2. Voy. la carte.

3. Espace de quatre années, entre deux célébrations des jeux olympiques; la pre mière olympiade correspond à l'année 770 av. J.-C.; la 57e va donc de 552 à 549. 4. Rome fut fondée en 754 av. J.-C. 5. Serviteur qui avait soin du pain, du rin, des vivres.

pas qu'il se pût jamais justifier, tant il était bègue et paraissait idiot. Les châtiments dont les anciens usaient envers leurs esclaves étaient fort cruels, et cette faute très punissable. Le pauvre Ésope se jeta aux pieds de son maître; et, se faisant entendre du mieux qu'il put, il témoigna qu'il demandait pour toute grace qu'on sursît de quelques moments sa punition1. Cette gràce lui ayant été accordée, il alla quérir 2 de l'eau tiède, la but en présence de son seigneur, se mit les doigts dans la bouche, et ce qui s'ensuit 3, sans rendre autre chose que cette eau seule. Après s'être ainsi justifié, il fit signe qu'on obligeât les autres d'en faire autant. Chacun demeura surpris: on n'aurait pas cru qu'une telle invention pût partir d'Ésope. Agathopus et ses camarades ne parurent point étonnés. Ils burent de l'eau comme le Phrygien avait fait, et se mirent les doigts dans la bouche; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L'eau ne laissa pas d'agir", et de mettre en évidence les figues toutes crues encore et toutes vermeilles. Par ce moyen Ésope se garantit ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté. Le lendemain, après que leur maître fut parti, et le Phrygien étant à son travail ordinaire, quelques voyageurs égarés (aucuns 5 disent que c'étaient des prêtres de Diane ) le prièrent, au nom de Jupiter hospitalier, qu'il leur enseignàt le chemin qui conduisait à la ville. Ésope les obligea premièrement de se reposer à l'ombre puis, leur ayant présenté une légère collation, il voulut être leur guide, et ne les quitta qu'après qu'il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens levèrent les mains au ciel, et prièrent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans récompense. A peine Ésope les eut quittés, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s'endormir. Pendant son sommeil, il s'imagina que la Fortune 7 était debout devant lui, qui lui déliait la langue, et par même moyen lui faisait présent de cet art, dont on peut dire qu'il est l'auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en sursaut; et en s'éveillant : « Qu'est ceci? dit-il ma voix est devenue libre; je prononce bien un ráteau, une charrue, tout ce que je veux. » Cette merveille fut cause qu'il changea de maître. Car, comme un certain Zénas, qui était là en qualité d'économe et qui avait l'œil sur les esclaves, en eut battu un outrageusement pour une faute qui ne le méritait pas, Ésope ne put s'empêcher de le reprendre, et le menaça que ses mauvais traitements seraient sus. Zénas, pour le prévenir et

1. Nous dirions surseoir à sa punition, la remettre à un autre temps. 2. Chercher; ce mot a vieilli.

3. C'est-à-dire et se fit vomir,

4. Agit tout de même, 5. Quelques-uns

6. Déesse de la chasse ou la Lune personnifiée, parce que les anciens chassaient surtout la nuit, au clair de la lune.

7. La Fortune était représentée sur une roue, un bandeau sur les yeux, distribuan sas dons au hasard.

pour se venger de lui, alla dire au maître qu'il était arrive un prodige dans sa maison: que le Phrygien avait recouvré la parole, mais que le méchant ne s'en servait qu'à blasphémer et à médire de leur seigneur. Le maître le crut, et passa bien plus avant 1; car il lui donna Ésope, avec liberté d'er faire ce qu'il voudrait. Zénas de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si pour de l'argent il le voulait accommoder 2 de quelque bête de somme. «< Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, și tu veux, un de nos esclaves. » Là-dessus, ayant fait venir Ésope, le marchand dit : « Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage ? on le prendrait pour une outre 3. » Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Ésope le rappela, et lui dit : « Achète-moi hardiment; je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire : on les menacera de moi comme de la bête. » Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: << Les dieux soient loués ! je n'ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n'ai-je pas déboursé grand argent. »

Entre autres denrées, ce marchand trafiquait d'esclaves : si bien qu'allant à Éphèse pour se défaire de ceux qu'il avait, ce que chacun d'eux devait porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Ésope pria que l'on eût égard à sa taille ; qu'il était nouveau venu, et devait être traité doucement. « Tu ne porteras rien, si tu veux, » lui repartirent ses camarades. Ésope se piqua d'honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain: c'était le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avait fait par bêtise; mais, dès la dînée, le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain : de façon qu'au bout de deux jours il marchait à vide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre et d'Ésope, lesquels il alla exposer en vente à Samos 7. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise: Ésope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présentèrent, entre autres un philosophe appelé

1, Alla beaucoup plus loin.

2. On dirait aujourd'hui, s'il voulait

lui céder, lui vendre.

3. Gros sac de cuir dans lequel on mettait le vin pour le transporter.

peu près 16 centimes.

5. Ville d'Asie Mineure (Voy. la carte). 6. Nous dirions le dîner; il s'agit du repas qu'on fait à midi.

7. Ile de l'Archipel près de l'Asie (Voy.

4. Environ 50 centimes; l'obole valait à la carte).

Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savaient faire. « Tout,» reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille 1; et, en cas que l'on achetât l'un des deux, il devait donner Ésope par-dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais, pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillèrent d'acheter ce petit bout d'homme qui avait ri de si bonne gràce: on en ferait un épouvantail, il divertirait les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Ésope à soixante oboles 2. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui serait propre, comme il l'avait demandé à ses camarades. Ésope répondit: << A rien »>, puisque les deux autres avaient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre 3, et lui en donnèrent quittance sans rien payer. Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur, et rien autre chose. « Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier↳ ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion 5 d'un esclave. » Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces: l'entrée, le second", l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûtèrent. « Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur? Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Ésope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison par elle on bâtit les villes et on les police, on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus qui prétendait l'attraper, achètemoi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier. »

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Le lendemain, Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : « C'est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. » Quel

1. Mille oboles font 160 francs 3000 feront donc 480 francs.

2. Environ 19 fr. 60.

3. Un sou par franc sur le prix de l'achat.

c'est-à-dire un peu moins de 50 centimes.
4. A bien faire connaître.

5. Au jugement, à la décision.

6. Le premier service, le second service.

qu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire; car il savait le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe.

Or, ce n'était pas seulement avec son maître qu'Ésope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avait envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il aliait. Soit qu'Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse1, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient : « Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai très bien répondu? Savais-je qu'on me ferait aller où je vas? » Le magistrat le fit relàcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit. Xantus, de sa part2, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Ésope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisait d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servait, vit que les fumées leur échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu'aux écoliers: « La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés le premier, de volupté; le second, d'ivrognerie; le troisième, de fureur. » On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avait dit, gagea sa maison qu'il boirait la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avait au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenait fort cher 6. Ésope lui dit qu'il était perdu, et que sa maison l'était aussi parla gageure qu'il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Ésope de lui enseigner une défaite 7. Ésope s'avisa de celle-ci.

Quand le jour qu'on avait pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l'assemblée : « Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans; c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. » Chacun admira l'expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il était vaincu, et demanda pardon à

1. Croyant qu'Esope voulait lui témoigner son mépris et son peu de respect. 2. Pour son compte, de son côté. 3. Faisant bombance, buvant trop.

4. Qu'ils devenaient ivres.

5. L'ivresse; Bacchus était le dieu du vin, 6. Auquel il tenait beaucoup.

7. Un moyen de se tirer d'embarras.

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