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son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec accla mations.

Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'était pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnaient ainsi, il y consentait partant, qu'il prît garde au premier présage1 qu'il aurait étant sorti du logis; s'il était heureux, et que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa vue, la liberté lui serait donnée s'il n'en voyait qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Ésope sortit aussitôt. Son maître était logé à l'écart et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disait vrai. Tandis que Xantus venait, l'une des corneilles s'envola. «Me tromperas-tu toujours ? dit-il à Ésope : qu'on lui donne les étrivières. » L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouverait. <«< Hélas! s'écria Ésope, les présages sont bien menteurs! moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noces. » Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Ésope; mais, quant à la liberté, il ne se pouvait résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promît en diverses occasions.

Peu de temps après, Crésus 2, roi des Lydiens, fit dénoncer3 à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires; sinon, qu'il les y forcerait par les armes. La plupart étaient d'avis qu'on lui obéît. Ésope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes : l'un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très agréable; l'autre d'esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse, C'était conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambassadeur lui dit que, tant qu'ils auraient Ésope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avaient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec promesse de leur laisser la liberté s'ils le lui livraient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtàt trop cher quand ils l'achèteraient aux dépens d'Ésope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chiens pour otages. Quand elles n'eurent plus de défenseurs,

1. Les anciens croyaient que l'avenir leur était annoncé par une foule de signes: voi des oiseaux, coups de tonnerre, etc.

2. Né vers 590 av. J.-C., mort en 526
après avoir été détrôné par Cyrus.
3. Annoncer publiquement.

les loups les étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisaient, Cet apologue fit son effet. Les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avaient prise. Ésope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu'il les servirait plus utilement étant près du roi que s'il demeurait Samos.

Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. « Quoi! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés ! » s'écria-t-il. Ésope se prosterna à ses pieds. « Un hoinme prenait des sauterelles, dit-il; une cigale 1 lui tomba aussi sous la main. Il s'en allait la tuer comme il avait fait des sauterelles : « Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet «< homme je ne ronge point vos blés; je ne vous procure « aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, << dontje me sers fort innocemment. » Grand roi, je ressemble à cette cigale je n'ai que la voix, et ne m'en suis point servi pour vous offenser. » Crésus, touché d'admiration et de pitié, non seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération.

En ce temps-là, le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Ésope de grands honneurs. Il lui prit aussi envie de voyager et d'aller par le monde, s'entretenant de diverses choses avec ceux que l'on appelait philosophes. Enfin il se mit en grand crédit près de Lycérus 2, roi de Babylone. Les rois d'alors s'envoyaient les uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon qu'ils répondraient bien ou mal aux questions proposées; en quoi Lycérus, assisté d'Ésope, avait toujours l'avantage, et se rendait illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

Cependant notre Phrygien se maria; et, comme il n'avait pas d'enfants, il adopta un jeune homme d'extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d'ingratitude Cela étant venu à la connaissance d'Ésope, il le chassa. L'autre, afin de s'en venger, contrefit des lettres par lesquelles il semblait qu'Ésope eût intelligence avec les rois qui étaient émules de Lycérus. Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers nommé Hermippus que, sans chercher de plus grandes preuves, il fît mourir promptement le traître Ésope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie, et, à l'insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre,jusqu'à ce que Necténabo",

1. Les cigales ne ressemblent pas du tout aux sauterelles, comme on le croit généralement.

4. Tout est confondu dans cette prétendue histoire de l'ignorant Planude; il y eut en Égypte deux rois du nom de Nec

2. Il n'y a jamais eu de roi de Babylone tanabis ou Nectenabo, mais au rye siècle

appelé Lycérus.

avant J.-C. (374-350), c'est-à-dire 200 ans

3. A résoudre (vieux mot)

après Ésope.

roi d'Égypte, sur le bruit de la mort d'Ésope, crut à l'avenir rendre Lycérus son tributaire. Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent bâtir une tour en l'air, et, par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions. Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son État, chacun d'eux demeura court; ce qui fit que le roi regretta Ésope, quand Hermippus lui dit qu'il n'était pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus. Quant à la lettre du roi d'Égypte, il n'en fit que rire, et manda qu'il enverrait au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions. Lycérus remit Ésope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu'il voudrait. Ésope le reçut comme son enfant, et, pour toute punition, lui recommanda d'honorer les dieux et son prince; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre au malheur; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d'être importun à ses amis pendant son vivant; surtout n'être point envieux du bonheur ni de la vertu d'autrui, d'autant que c'est se faire du mal à soi-même. Ennus, touché de ces avertissements et de la bonté d'Esope, comme d'un trait qui lui aurait pénétré le cœur, mourut peu de temps après.

Pour revenir au défi de Necténabo, Ésope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire), il les fit, dis-je, instruire à porter en l'air chacun un panier, dans lequel était un jeune enfant. Le printemps venu, il s'en alla en Égypte avec tout cet équipage, non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passait. Necténabo qui, sur le bruit de sa mort, avait envoyé l'énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée. Il ne s'y attendait pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s'il eût cru Ésope vivant. Il lui demanda s'il avait amené les architectes et le répondant. Ésope dit que le répondant était lui-même, et qu'il ferait voir les architectes quand il serait sur le lieu. On sortit en pleine campagne, où les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui criaient qu'on leur donnât du mortier, des pierres et du bois. « Vous voyez, dit Ésope à Necténabo, je vous ai trouvé les ouvriers; fournissez-leur des matériaux. » Necténabo avoua que Lycérus était le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Ésope « J'ai des cavales en Égypte qui entendent le hennissement des chevaux qui sont devers Babylone. Qu'avez-vous à répondre là-dessus? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain, et, retourné qu'il

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fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat et de le mener fouettant2 par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l'on lui faisait. Ils l'arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au roi. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous pas, lui dit le roi, que cet animal est un de nos dieux? pourquoi donc le faites-vous traiter de la sorte? C'est pour l'offense qu'il a commise envers Lycérus, reprit Ésope; car, la nuit dernière, il lui a étranglé un coq extrêmement courageux et qui chantait à toutes les heures. Vous êtes un menteur, repartit le roi : comment serait-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage? Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hennir? » Ensuite de cela, le roi fit venir d'Héliopolis3 certains personnages d'esprit subtil, et savants en questions énigmatiques. Il leur fit un grand régal, où le Phrygien fut invité. Pendant le repas, ils proposèrent à Esope diverses choses, celle-ci entre autres : « Il y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes; chacune desquelles a trente arcs-boutants, et autour de ces arcs-boutants se promènent, l'une après l'autre deux femmes, l'une blanche et l'autre noire, - Il faut renvoyer, dit Ésope, cette question aux petits enfants de notre pays. Le temple est le monde; la colonne, l'an; les villes, les mois; et les arcs-boutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit. >>

Le lendemain Necténabo assembla tous ses amis. «< Souffrirez-vous, leur dit-il, qu'une moitié d'homme, qu'un avorton, soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j'aie la confusion pour mon partage? » Un d'eux s'avisa de demander à Ésope qu'il leur fit des questions de choses dont ils n'eussent jamais entendu parler.

Ésope écrivit une cédule par laquelle Necténabo confessait devoir 2000 talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Necténabo toute cachetée. Avant qu'on l'ouvrît, les amis du prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit était de leur connaissance. Quand on l'eut ouverte, Necténabo s'écria : « Voilà la plus grande fausseté du monde ; je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes. Il est vrai, repartirent-ils, que nous n'en avons jamais entendu parler. J'ai donc satisfait à votre demande, » reprit Ésope. Necténabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

Entre les villes où il s'arrêta, Delphes 6 fut une des prin

1. Lorsqu'il fut retourné; quand il fut rentré chez lui.

2. En le fouettant

3. Ville d'Égypte (voir la carte).. Un traité en forme

5. Ancienne monnaie qui valait 5 500 fr.. ce serait environ onze millions de notre monnaie.

6. Ville de Grèce, fameuse par un oracle I du dieu Apollon. (V. la carte.)

cipales. Les Delphiens l'écoutèrent fort volontiers; mais ils ne lui rendirent point d'honneurs. Ésope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l'onde: on s'imagine de loin que c'est quelque chose de considérable; de près, on trouve que ce n'est rien. La comparaison lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu'ils craignaient d'être décriés par lui), qu'ils résolurent de l'ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes1 un de leurs vases sacrés, prétendant que, par ce moyen, ils convaincraient Ésope de vol et de sacrilège, et qu'ils le condamneraient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes, et qu'il eut pris le chemin de la Phocide 2, les Delphiens accoururent comme gens qui étaient en peine. Ils l'accusèrent d'avoir dérobé leur vase; Ésope le nia avec des serments on chercha dans son équipage 3, et il fut trouvé. Tout ce qu'Ésope put dire n'empêcha point qu'on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans des cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues: les Delphiens s'en moquèrent.

<< La grenouille, leur dit-il, avait invité le rat à la venir voir, Afin de lui faire traverser l'onde, elle l'attacha à son pied. Dès qu'il fut sur l'eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d'en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu de temps. Pendant qu'il se débattait sur l'eau, un oiseau de proie l'aperçut, fondit sur lui, et l'ayant enlevé avec la grenouille, qui ne se put détacher, il se reput de l'un et de l'autre. C'est ainsi, Delphiens abominables, qu'un plus puissant que vous me vengera : je périrai, mais vous périrez aussi. »

Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s'échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens l'en arrachèrent. « Vous violez cet asile, leur dit-il, parce que ce n'est qu'une petite chapelle; mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu'à l'aigle, laquelle, nonobstant les prières de l'escarbot, enleva un lièvre qui s'était réfugié chez lui : la génération de l'aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. » Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent.

Peu de temps après sa mort, une peste très violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l'oracle par quels moyens ils pourraient apaiser le courroux des dieux. L'oracle leur répondit qu'il n'y en avait point d'autre que d'expier

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