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AVANT-PROPOS

Si ce livre ne s'adressait qu'à ceux qui connaissent les ouvrages de M. de Maistre, il serait inutile de leur en expliquer le titre; mais combien est il de personnes à qui le prix de la collection complète ne permet pas de l'acquérir, et parmi celles qui possèdent ce trésor, combien en est-il qui n'ont pas le temps de le lire et à plus forte raison de le relire dans sa totalité (1), et par conséquent aux yeux desquelles une multitude de pensées également curieuses et utiles ne brilleront jamais ?

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Ce livre ne s'adresse donc pas qu'à une seule classe de lecteurs; il s'offre à toutes, également nécessaire, je dis plus, également indispensable, puisqu'il est, pour ceux qui ont déjà lu M. de Maistre, un précieux memento, et pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu, une intro

(1) Les OEuvres de M. de Maistre formeraient, à peu près, de onze à douze volumes in-8°, si l'on réunissait, outre ses œuvres capitales, les diverses et remarquables brochures qu'il a écrites de 1775 à 1796, et qui sont devenues trèsrares, pour ne pas dire introuvables.

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duction et en quelque sorte une clef, la meilleure de toutes.

Mais, d'abord, qu'est-ce que l'Esprit et que doit-on entendre par l'Esprit d'un auteur?

un

Esprit désigne une qualité de l'âme qui conçoit, raisonne, juge, imagine, etc. Sous ce point de vue, le sens littéral d'esprit est d'une vaste étendue c'est au premier abord, - ce semble, de ces termes vagues auxquels chaque individu qui s'en sert, paraît attacher une idée particulière, et souvent bien différente de celle que les autres y attachent. Il renferme, en effet, tous les divers sens des mots raison, bon sens, jugement, entendement, pénétration, conception, intelligence, génie; il tient de tout cela, et par conséquent il est le fondement du rapport et de la ressemblance qu'ils ont entre eux.

Pour tout dire en un mot, l'esprit est la réunion, le centre, le foyer des diverses et riches prérogatives que je viens de nommer: c'est l'ensemble même des facultés intellectuelles.

Je demande pardon de cette digression apparente; mais il est des mots dont le sens s'est totalement altéré de nos jours, et parmi ces mots, celui d'esprit surtout est celui qui présente au plus grand nombre des hommes une idée tout opposée à son sens primitif et seul vrai.

Dans le grand siècle, esprit était synonyme de génie aujourd'hui, il signifie à peu près le contraire. Sous Louis XIV, il exprimait le goût et la raison. « Le bel esprit, dit le père Bouhours, est,

« à le bien définir, le bon sens qui brille (1). » Louis XIV et madame de Sévigné bons juges!

disaient de Racine : « Racine a bien de l'esprit. >> Mot juste! Les hommes de talent sans esprit ont toujours été communs; mais le génie ne s'est peut-être jamais rencontré sans beaucoup d'esprit.

Ceci est surtout vrai du comte Joseph de Maistre.

Après avoir défini ce que c'est que l'esprit proprement dit, je crois devoir expliquer le titre d'Esprit de M. de Maistre, que je donne à ce recueil de pensées choisies, extraites de ses ouvrages.

Sous le nom de Pensées, d'Esprit, de Génie, etc., le dix-huitième siècle et les premières années du dix-neuvième virent paraître un grand nombre de livres du genre de celui que j'offre au public, et dont l'idée est entièrement neuve,- appliquée aux écrits de M. de Maistre.

L'accueil empressé qu'on a toujours fait aux ouvrages qui annoncent l'esprit des écrivains célèbres, indique assez l'estime qu'on ferait de ces productions, si l'on y trouvait en effet tout ce que leur titre semble promettre. Il est agréable, sans doute, de voir réunis dans un espace borné, et comme en miniature, les pensées et les sentiments de ces hommes de génie; mais pour en rendre l'âme, suffit-il d'entasser des pensées brillantes,

(1) Entretiens d'Ariste et d'Eugène, quatrième entretien.

sans choix et sans liaison? Ces sortes de pensées sont-elles en trop grand nombre? Elles s'entre-nuisent, et s'étouffent mutuellement : elles causent la même obscurité et la même confusion que la trop grande multitude de personnages dans un tableau. Ce sont comme des éclairs qui peuvent nous éblouir pendant quelques instants, et qui nous laissent bientôt dans les ténèbres. Elles ne peuvent servir à embellir le discours, qu'autant qu'elles sont employées avec la plus grande sobriété. Quintilien veut qu'on ne les regarde que comme les yeux du discours.

Or les yeux ne sont pas faits pour être répandus dans tout le corps.

Peut-on dire qu'on dépeigne parfaitement l'esprit d'un auteur, lorsqu'on ne range point ses pensées dans l'ordre qui leur convient, et qu'on retranche tout ce qui sert à les prouver et à les développer la beauté des ouvrages d'esprit (ou de génie, -c'est tout un) consiste au contraire dans l'ordre juste et naturel de toutes les parties qui les composent. Sans cette proportion régulière qu'inspire et que demande la nature, toutes ces parties ne présentent qu'une masse informe, qui choque et qui déplaît.

Comment éviter ces différents écueils?- Ce ne peut être qu'en préférant d'abord les pensées solides à celles qui ne sont que brillantes. En effet, la vérité n'est que trop souvent étouffée sous ces pensées qui n'ont qu'un éclat passager.

« Ces tours agréables qui ne plaisent que par

leur grande délicatesse, ne font aucune impression sur l'esprit ni sur le cœur, et ne laissent le plus souvent qu'un souvenir général, qu'on a été charmé de ce qu'on a lu, sans savoir pourquoi (1).»

Les pensées vraies et justes, lorsqu'elles sont noblement exprimées, portent au contraire la conviction avec elles, entraînent notre jugement, et se gravent profondément dans nos cœurs. On atteint ce but, lorsqu'on les place, autant qu'on le peut, dans un ordre qui les rend moins indépendantes et moins étrangères les unes à l'égard des autres.

Un recueil où les pensées d'un auteur seraient prises au hasard, placées sans suite, un recueil où tout serait comme haché et dans une espèce de confusion, ne remplirait donc pas l'attente des lecteurs judicieux. Ce serait manquer, en quelque sorte, de respect envers l'auteur, que de représenter ainsi par lambeaux le système de ses pensées, en coupant le fil et les rapports qui les unissent, en faisant ainsi disparaître la justesse, l'accord, la beauté que leur ensemble offre par

tout.

J'ose me flatter d'avoir rempli, — autant qu'il est possible, - le plan que je me suis proposé;. je m'y suis conformé de tout point. En m'attachant principalement et de préférence aux vérités fondamentales, je n'ai pourtant point négligé de recueillir ces pensées ingénieuses qui étonnent l'es

(1) Dupin, Bibliothèque ecclésiastique, t. V.

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