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«ges choses: le spectacle, à la vérité, ne sera ni pour << vous ni pour moi; mais nous pourrons bien dire <«< l'un et l'autre, en prenant congé de cette folle pla<< nète (si toutefois il est permis de se rappeler Horace << dans ce moment) :

Spem bonam certamque domum reporto (1). »

Il répétait souvent ce vers de Racine, dans Athalie :

Eh! quel temps fut jamais plus fertile en miracles?

C'était la devise de sa philosophie,

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celle même de la Providence, à l'action visible de laquelle il croyait en tout, partout et toujours.

Vainement, il s'efforçait de ne pas prophétiser; sa vocation irrésistible l'entraînait. Écrivant à la duchesse des Cars, en 1819, il lui disait : « Nous marchons à << grands pas vers... Ah! mon Dieu ! quel trou! la tête «< me tourne (2). »

« Je salue cet avenir que je ne dois pas voir, » ditil ailleurs, plein de confiance en Dieu (3).

Aujourd'hui, entre le souvenir des faits prédits par M. de Maistre et que nous avons vus s'accomplir avec une si terrible fidélité, ne me sera-t-il pas permis de m'écrier: « Celui-là est un vrai et un grand prophète ! » C'est le plus lumineux voyant des temps modernes, surtout de cet avenir glorieux que, plus heureuse que lui, notre génération est appelée à voir avant peu.

Après le penchant qui l'entraîne toujours à prophé

(1) P. 452, ibid.

(2) P. 529, ibid.

(3) P. 23 du t. II des Lettres.

tiser, M. de Maistre ne se plaint de rien tant que du torrent des affaires et des devoirs impérieux de la société, qui l'arrachent à ses lectures et à ses études favorites, et lui permettent à peine de répondre aux bonnes lettres de ses amis de cœur.

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<< Oui, Madame, - écrit-il à la baronne de Pont, << j'ai reçu 'votre lettre; et si je n'ai pas répliqué, c'est «< que l'exactitude dans le commerce épistolaire est << devenue pour moi une chose impossible. C'est une <«< chanson que je répète à tous mes amis. En vérité, je << suis condamné à l'impolitesse comme on l'est, dans la << bonne compagnie, au fouet ou aux galères............

<« J'ai beaucoup d'affaires et point de soutiens: la « délicatesse m'empêche d'en demander. Le grand << monde me fait perdre beaucoup de temps. D'ailleurs, << madame la baronne, vous sentez bien qu'il n'y a pas << moyen de fermer tout à fait les livres. Je me sens même « brûlé plus que jamais par la fièvre de savoir. C'est <«< un redoublement que je ne puis vous décrire. Les <«< livres les plus curieux me poursuivent, et viennent << d'eux-mêmes se placer sous ma main. Dès que l'ineffa<«<ble diplomatie me laisse respirer un moment, je me << précipite, malgré tous les avertissements de la poli« tesse, sur cette pâture chérie, sur cette espèce d'am<< broisie dont l'esprit n'est jamais rassasié :

« Et voilà ce qui fait que votre ami est muet. Ce << qui soit dit cependant sans m'égaler tout à fait à <<< Sganarelle; car je prétends que mes raisons valent <<< mieux que les siennes (1). >>

(1) Lettre du 10 (30) mars 1805, à la baronne de Pont, p. 71 et 72 du t. I des Lettres.

Veut-on connaître la vie de M. de Maistre, à SaintPétersbourg, lui-même va nous la dire:

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« Si par hasard, madame la comtesse, il vous prend <«< fantaisie de savoir ce que je fais et comment je vis, j'aurai bientôt répondu : c'est ce que vous connais<< sez, c'est le mouvement d'une pendule, tic tac. Hier, «< aujourd'hui, demain, et toujours.... J'ai beaucoup << de peine à me traîner hors de chez moi : souvent << même je me refuseaux dînersroulants de Pétersbourg, << pour me donner le plaisir de ne point sortir de tout « le jour ; je lis, j'écris, je fais mes études; car enfin il <«< faut bien savoir quelque chose. Après neuf heures, << j'ordonne qu'on me traîne chez quelque dame, car « je donne toujours la préférence aux femmes.... Ici <«< donc ou là, je tâche, avant de terminer ma journée, << de retrouver un peu de cette gaîté native qui m'a «< conservé jusqu'à présent : je souffle sur ce feu comme «< une vieille femme souffle, pour rallumer sa lampe, << sur le tison de la veille. Je tâche de faire trêve aux rêves << de bras coupés et de têtes cassées qui me troublent << sans relâche; puis je soupe comme un jeune homme, <«< puis je dors comme un enfant, et puis je m'éveille << comme un homme, je veux dire de grand matin; et je << recommence, tournant toujours dans ce cercle, et << mettant constamment le pied à la même place, comme << un âne qui tourne la meule d'un battoir. Je m'arrête << à cette comparaison sublime (1). »

L'homme qui se plaignait et il disait vrai, d'être si accablé d'affaires, ne perdait pas un instant

(1) Lettre à madame de Goltz, mai 1805, p. 80 et 81 du t. I des Lettres.

des rares loisirs qu'il parvenait, à grand'peine, à se faire. Il lisait beaucoup, et avec ordre, la plume à la main, écrivant, dans un volume relié posé à côté de lui, les passages qui lui paraissaient remarquables, et les courtes réflexions que ces passages faisaient naître dans son esprit; lorsque le volume était à sa fin, il le terminait par une table des matières par ordre alphabétique, et il en commençait un autre. « Le premier de ces recueils est de 1774, le dernier de 1818. C'était un arsenal où il puisait les souvenirs les plus variés, les citations les plus heureuses et qui lui fournissait un moyen prompt de retrouver l'auteur, le chapitre et la page, sans perdre de temps en recherches inutiles (1). »

Il écrivait, de Saint-Pétersbourg, en 1805 : « J'ai << d'assez beaux recueils; mais le temps d'en tirer parti << n'est pas arrivé. »

Sa position en Russie était plus honorable que fortunée; il s'en plaint à peine, si toutefois on peut appeler murmure cette petite phrase d'une de ses lettres à la même époque : « Le chapitre du bonheur n'est malheu<< reusement pas saillant, néanmoins il est passable. « On continue à me montrer ici beaucoup de bonté. Le «< climat (chose étrange !) me convient extrêmement. « Je suis certainement le seul être humain vivant en <«< Russie qui ait passé deux hivers sans bottes et sans << chapeau. Je vis dans une parfaite liberté ; le souve<< rain est adorable, non point en style d'épître dédica<< toire, mais en style de lettre confidentielle (2). Enfin, (1) Notice par le comte Rodolphe, p. 17.

(2) « L'empereur de Russie n'a que deux idées : paix et économie. Je

« je n'aurais nullement à me plaindre de mon sort, <«< s'il ne me manquait pas deux petits articles: ma <«< famille, et quarante mille roubles de rente (1). »

Pour comble de malheur, M. de Maistre sentait sa vue décliner; adieu, chères correspondances, sérieuses lectures, travaux aimés! « Aveugle moi-même, je dois << avoir plus qu'un autre compassion des aveugles... « Je ne vois pas bien distinctement si ce qui est là au << bout de ma table est un livre, par exemple, ou une « boîte (2). »

Doucement résigné, M. de Maistre était cependant de plus en plus fort et heureux, fier même (de cette fierté qui sied si bien à l'homme d'honneur dont elle est le plus bel apanage), fier du témoignage de sa conscience. Diplomate d'une trop rare espèce, il croyait

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avec raison

<< sais que les vertus poussées à l'excès deviennent des défauts; mais je vous assure... que je ne puis m'empêcher d'adorer cette sagesse << dans un jeune souverain environné de toutes les séductions imagi«nables. Ses dépenses sont fixées à tant par terme de quatre mois. << S'il n'a plus rien à la fin du terme, il dit sérieusement : « Je n'ai plus << d'argent, » et il emprunte. Il ne porte aucun bijou, pas une << bague, pas même une montre. Il n'a point de suite. S'il rencontre « quelqu'un sur un quai, il ne veut pas qu'on descende; il suffit de sa«<luer. Malheureusement cette popularité, bonne peut-être pour des « yeux méridionaux, qui savent lire la majesté à travers la simplicité, << ne semble pas faire le même effet sur des organes russes. La consi« dération personnelle a beaucoup baissé. Toutes les nations ne peu<< vent pas supporter toutes les vertus. On doit cependant se proster« ner devant un tel amour des hommes et de ses devoirs. » (Lettre de M. de Maistre au comte de..., 17 (29) juillet 1803. (Mémoires politiques et Correspondance diplomatique de J. de Maistre, etc., par Albert Blanc, 2e édition, 1859, p. 97. Voyez encore p. 265 et 266.)

(1) Lettre à la comtesse de Trissino, mars 1805, p. 78 du t. I des Lettres.

(2) Lettre à madame de Goltz, mai 1805, p. 79, ibidem.

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