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La Vierge de la Seggiola me paraît belle comme femme, mais point du tout comme Mère de Dieu. Je n'y vois nullement le divin idéal, ou, pour mieux dire, l'idéal divin, car ce qui n'est pas idéal ne saurait être divin (1).

IV

Ce qui embarrasse extrêmement la question du beau, c'est qu'il semble que le beau ne peut être ce qui ne plaît qu'à un petit nombre d'hommes. Qui a jamais imaginé de jouer un opéra pour une douzaine de compositeurs? L'obligation du maître est, au contraire, d'employer les règles pour plaire au grand nombre. N'en serait-il pas de même de la peinture et des autres arts?

Que si le beau est exclusivement du ressort des adeptes, alors il n'y a plus de beau dans un autre sens; c'est-à-dire que le nombre de ces véritables adeptes étant dans une proportion presque nulle avec le reste des hommes, c'est comme si le beau n'était que du ressort des anges. Dans ce cas, qu'importe aux hommes ?

Mais, parmi ces adeptes, combien de doutes, de contradictions et d'incertitudes! Entendez-les, par exemple, parler de l'antique : c'est encore une véritable religion. A les entendre, l'antique a un caractère que les vrais connaisseurs sentent d'abord, et dont nous n'approcherons jamais. Heureusement pour eux, ils jugent ordinairement à coup sûr; ce n'est pas cependant qu'on ne leur ait fait de temps en temps de cruelles

(1) Ibid., p. 190 et 191.

niches. Personne n'ignore l'histoire de ce peintre romain (Casanova) qui fit un tableau antique, et le présenta dûment barbouillé de terre au fameux Winckelmann. L'antiquaire y fut pris, et pensa étouffer de rage.

Mais si l'Apollon du Belvédère sortait tout à coup de l'atelier d'un artiste fameux (de Canova, par exemple), portant tous les signes de la fraîcheur et n'ayant jamais été vu de personne, ne doutez pas un moment que tous les Winckelmann ne disent, comme ils le disent du Persée : Après l'antique, il n'y a rien de si

beau.

Tandis que les premiers amateurs regardaient les belles statues de Rome, telles que le Laocoon, l'Apollon, le Gladiateur, comme les chefs-d'œuvre et le nec plus ultra de l'art humain, le célèbre Mengs, comme je me rappelle l'avoir vu quelque part dans ses œuvres, ne les regardait que comme des copies d'originaux supérieurs. Il avait aussi son beau idéal et ses règles particulières (1).

V

Si les anciens revenaient au monde, ils riraient peutêtre du culte que nous leur rendons. Le beau européen est nul pour l'œil asiatique, et nous-mêmes, nous ne savons pas nous accorder. Nous en appelons à l'antique, mais l'antique même n'est prouvé que par la rouille et la patine. C'est la date qui est belle; dès qu'on en peut douter, le beau s'évanouit. Il semble que l'imitation

(1) Lettres et op., t. II, p. 193 et 194.

de la nature offre un principe certain; malheureusement il n'en est rien, car c'est précisément cette imitation qui fait naître les plus grandes questions. Il n'est pas vrai, en général, que dans les arts d'imitation il s'agisse d'imiter la nature; il faut l'imiter jusqu'à un certain point et d'une certaine manière. Si l'on passe ces bornes, on s'éloigne du beau en s'approchant de la nature. Si quelqu'un parvenait à imiter sur le plat un tapis de verdure avec des matériaux convenables, au point de tromper un animal qui viendrait brouter, il n'aurait fait qu'une chose curieuse; mais que Claude Lorrain ou Ruysdaël imite cette même verdure sur une toile verticale avec quelques poudres vertes, jaunes, brunes, délayées dans de l'huile, cette imitation, qui sera à mille lieues de la première pour la vérité, sera une belle chose, et on la couvrira d'or. Il s'agit donc toujours de savoir : 1o ce qu'il faut imiter; 2o jusqu'à quel point il faut imiter; 3° comment il faut imiter. Or, sur ces trois points, les nations, les écoles, ni même les individus, ne sont pas d'accord (1).

(1) Ibid., p. 197 et 198.

NOTE

DU CHAPITRE V.

Note A, page 299.

Dans un ouvrage, qui est un chef-d'œuvre, pour l'agrément du style, la précision des idées, la justesse et la profondeur des réflexions (1), le célèbre père André, définissant le Beau, en général, s'exprime ainsi :

«Je ne sais par quelle fatalité il arrive que les choses dont on parle le plus parmi les hommes, sont ordinairement celles que l'on connaît le moins. Telle est, entre mille autres, la matière que j'entreprends de traiter. C'est le beau; tout le monde en parle, tout le monde en raisonne... On veut du beau partout; du beau dans les ouvrages de la nature, du beau dans les productions de l'art, du beau dans les ouvrages d'esprit, du beau dans les mœurs : et si l'on en trouve quelque part, c'est peu de dire qu'on en est touché ; on en est frappé, saisi, enchanté. Mais de quoi l'est-on?

« Demandez... aux personnes qui en paraissent les plus éprises, quel est ce beau, qui les charme tant? quel en est le fond, la nature, la notion précise, la véritable idée ? si le beau est quelque chose d'absolu ou de relatif? s'il y a

(1) Essai sur le Beau.

un beau essentiel, et indépendant de toute institution ? un beau fixe, et immuablement tel? un beau qui plaît, ou qui a droit de plaire à la Chine, comme en France; aux barbares mêmes, comme aux nations les plus policées ? un beau suprême, qui soit la règle et le modèle du beau subalterne que nous voyons ici-bas, ou, enfin, s'il en est de la beauté comme des modes et des parures, dont le succès dépend du caprice des hommes, de l'opinion et du goût?

« A ces questions, vous verrez aussitôt toutes les idées se confondre, les sentiments se partager, naître mille doutes sur les choses du monde, que l'on croyait le mieux savoir et pour peu que vous pressiez vos interrogations pour faire expliquer les contendants, vous reconnaîtrez que, si le je ne sais quoi (1) ne vient à leur secours, la plupart ne sauront que vous répondre (2). »

La question ou plutôt les questions sur le beau ainsi posées, le père André continue en ces termes :

« Il y a un beau essentiel, et indépendant de toute institution, même divine; il y a un beau naturel, et indépendant de l'opinion des hommes: enfin il y a une espèce de beau, d'institution humaine, et qui est arbitraire jusqu'à un certain point (3)...

<< Saint Augustin nous apprend... que dans sa jeunesse (4) il avait composé un livre exprès sur la nature du beau... Il faut l'écouter lui-même.

« Si je demande à un architecte (5), dit ce saint doc

(1) Sous ce titre: La Beauté et le Je ne sais quoi, Marivaux a traité allégoriquement et avec beaucoup de charme une partie de la thèse choisie et soutenue par le père André. — Voir Marivaux, Œuvres, édit. in-8 de 1781, t. IX, p. 556 à 566, 2o feuille du Cabinet du philosophe.

(2) Essai sur le beau, édit. in-12, 1770, p. 1 à 3.

(3) P. 5 et 6.

(4) Confessions, liv. IV, chap. XIII, etc.

(5) Saint Augustin, De vera religione, cap. xxx, XXXI, XXXII, etc.

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