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<< routes qui peuvent y conduire. Nous ne disons rien d'un « nombre infini d'écrits, dont les moins mauvais sont ceux « auxquels on ne reproche que d'être frivoles, et dont << quelques-uns seront à jamais l'opprobre de la raison et << des mœurs; fruits pernicieux de la corruption du goût, « qu'entraîne nécessairement la chute des bonnes études : « car, la dépravation des mœurs touche de plus près qu'on << ne pense à celle du goût.....

« Les lettres, conclut Du Resnel, sont la seule barrière « qui puisse arrêter les progrès du faux bel esprit, et << borner les conquêtes de l'esprit du calcul : l'un cherche « à nous séduire, l'autre voudrait nous subjuguer. Les << lettres, en maintenant le goût du vrai que les anciens « nous ont donné, nous enseigneront à ne pas prendre « pour de l'or le clinquant du premier; elles nous ensei<< gneront de même à contenir le second dans ses li« mites (1). »

(1) Cf. ces judicieuses réflexions avec les lumineux développements de M. de Bonald, Des sciences, des lettres et des arts (mai 1807). Mé- . langes litt.. polit. et philos., etc. 3e édit., 1852, p. 294 à 321.

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Je lisais ce matin ce passage de madame de Sévigné :

« Pour la musique (celle du service fait au chancelier « Séguier), c'est une chose qu'on ne peut expliquer. Bap<«<tiste (Lulli) avait fait un dernier effort de toute la mu«<sique du roi. Ce beau Miserere y était encore aug<< menté. Il y a un Libera où tous les yeux étaient pleins << de larmes ; je ne crois pas qu'il y ait une autre musi<< que dans le ciel (1). » (Lettre du 6 mai 1672.)

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Glück et Piccini n'ont certainement jamais obtenu de témoignage plus flatteur. C'est cependant cette même

(1) On peut encore se rappeler cet autre passage: « On joue jeudi l'opéra (de Cadmus de Lulli), qui est un prodige de beauté. Il y a des endroits de la musique qui m'ont déjà fait pleurer. Je ne suis pas la seule à ne la pouvoir soutenir l'âme de madame de la Fayette en est tout alarmée (8 janvier 1674, t. II).

musique que les docteurs modernes appellent le plainchant, la lourde psalmodie de Lulli. Mais les belles dames qui s'extasient sur la musique moderne, et qui parlent avec tant de pitié de celle de Lulli, ont-elles donc plus d'esprit, de tact, de sensibilité que madame de Sévigné? Tous ces yeux pleins de larmes, dans le grand siècle et au milieu de la perfection universelle, sont un fait. L'hyperbole qui termine ce morceau montre le prodigieux effet de la musique. Que pouvonsnous opérer de plus? Dira-t-on que si madame de Sévigné vivait de nos jours, elle ne goûterait que notre musique, et rirait de celle qui la faisait pleurer? Dans ce cas, le paradoxe n'en est plus un : l'habitude fait tout, et il n'y a plus de beau. Ce qu'il y a de sûr, c'est que dans tous les arts, ce qu'on appelle l'effet dépend d'une foule de circonstances collatérales, et résulte beaucoup plus des dispositions de ceux qui l'éprouvent, que de certains principes naturels mis en usage par l'artiste.

La coutume influe prodigieusement sur nos goûts dans tous les genres. Comment cette bière, qui me fit soulever le cœur la première fois que j'en goûtai, estelle devenue pour moi une boisson agréable? Par la coutume (1).

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Plus on examine la chose, plus on est porté à croire que le beau est une religion qui a ses dogmes, ses oracles, ses prêtres, ses conciles provinciaux et œcuméni

(1) Lettres et op., t. II, p. 184 et 185.- Cing paradoxes à la marquise de Nav.... 1795, 4e paradoxe.

ques tout se décide par l'autorité, et c'est un grand bien (1). Sur toute chose, j'aime qu'il y ait des règles nationales, et qu'on s'y tienne. Si l'on écoute les protestants, voilà tout de suite le jugement particulier, l'intarissable verbiage et la confusion sans borne et sans remède. Je vous cite ce vers :

Il ne voit que la nuit, n'entend que le silence.

L'un dit: Cela peut très-bien se dire; l'autre dit: Non, monsieur, avec votre permission, cela ne peut pas se dire. J'arrive, moi, et je dis : Peut-on dire ce qui fait dire, Cela peut-il se dire? Voilà trois avis sur un vers. Faites une règle de proportion, et vous verrez que, pour un poëme entier, il y aurait de quoi allumer une guerre civile. Ne serait-ce pas le comble du bonheur, qu'il y eût un tribunal du Beau chargé d'accòrder sans appel les honneurs de l'admiration? Or, ce tribunal existe réellement, car tout ce qui est nécessaire existe. Quelques hommes prépondérants commencent à former l'opinion; l'orgueil national souscrit, la tradition s'établit, et voilà le beau à jamais fixé. Si vous croyez qu'il en existe d'autres, vous êtes trompé par la faiblesse ou par la fausseté des hommes. On ne saurait croire à quel point ce tribunalen impose et combien il y a peu d'hommes qui osent dire franchement ce qu'ils pensent, indépendamment des jugements établis. Au moment où une nouvelle production de l'art vient à paraître, voyez le tâtonnement du grand nombre pour découvrir le jugement de ceux qui sont en possession

1) Voir la note A.

de décider; combien de fois le beau change pour chaque individu, avant d'être fixé ! Aujourd'hui cette comédie, ce tableau, cette statue paraît superbe à un spectateur qui demain jugera autrement, parce qu'il a entendu les juges. Je croyais qu'elle me plaisait, dira-t-il, mais je me trompais.

Si ce ne sont ses paroles expresses,
C'en est le sens (1).

III

Raphaël, le prince des peintres, est de tous les peintres le moins apprécié et le moins sincèrement admiré. Le concert unanime sur le compte de ce grand homme n'est qu'un acte d'obéissance extérieure, et dans le fond un mensonge formel. Je n'oublierai de ma vie qu'ayant témoigné devant un connaisseur du premier ordre une envie passionnée de connaître le fameux tableau de la Transfiguration, il me répondit en souriant: Vous serez bien surpris de n'éprouver rien de ce que vous attendez. Ce qu'il m'avait écrit m'arriva à point nommé. On m'a dit : Voilà le chef-d'œuvre de Raphaël; je l'ai cru. On m'a dit : Il n'a rien d'égal; je l'ai cru de même, et je le croirai fermement jusqu'à la mort, avec foi et humilité. Mais si l'on m'avait montré ce tableau sur le maître-autel d'un grand village d'Italie, et qu'on m'eût dit: Savez-vous bien que tous les chefs de famille se sont cotisés pour faire venir de Rome ce tableau, qui est réellement d'un assez bon maître? j'aurais dit: En effet, c'est beau; et j'aurais passé.

(1) Lettres et op., t. II, p. 189 et 190.

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