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CHAPITRE XI.

DES ASSOCIATIONS POUR LA RÉUNION DES CAPITAUX.

A la grande industrie il faut de grands capitaux. Qui les fournira? Autrefois le chef d'industrie apportait tout le capital nécessaire, soit qu'il lui appartînt en entier, soit qu'il fût en partie emprunté.

Aujourd'hui, ce capital est ordinairement formé par l'association des capitaux d'un grand nombre de personnes. De cette façon, le risque est fractionné. Chacun n'expose qu'une partie minime de son avoir, se souvenant de cet utile proverbe : Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

en

Le câble du télégraphe transatlantique devait coûter 50 millions, et les savants affirmaient que l'étincelle électrique ne franchirait pas l'Océan. M. de Rothschild lui-même n'aurait pas voulu hasarder la somme tière. Elle fut divisée en parts. Le risque divisé n'effraya plus. Des milliers de personnes souscrivirent. Le câble électrique réussit, et aujourd'hui, à travers les mers, il réunit tous les continents.

C'est ainsi qu'une combinaison financière, l'association des capitaux, est venue à point pour permetttre

à la science de réaliser ses merveilles. C'est grâce à elle que les isthmes sont coupés, les montagnes percées, et tous les pays successivement dotés de chemins de fer, d'usines, de banques, de toutes les entreprises destinées à mettre en valeur les dons de la nature.

Les associations de capitaux ont pris des formes déterminées ce sont les sociétés commerciales. La législation des pays civilisés en connaît cinq espèces distinctes:

1° La Société en nom collectif ne repose sur aucune fiction légale. Les associés ont tous un certain droit d'administration. Ils se partagent les bénéfices en proportion de leurs apports, mais ils sont indéfiniment responsables des dettes. Cette forme d'association ne convient qu'aux entreprises qui offrent peu de risques. Elle était déjà connue des Romains. Tite-Live rapporte que les vivres de l'armée de Scipion combattant les Carthaginois, en Espagne, furent fournis par une société. Le jurisconsulte Ulpien parle de sociétés de banque (societates crgentariæ).

2o La Société en commandite. Parmi les associés, les uns gèrent et sont indéfiniment responsables: ce sont les commandités. Les autres fournissent le capital, ne gèrent pas, mais n'exposent que leurs mises de fonds, s'ils ont soin de s'abstenir de tout acte de gestion ce sont les commanditaires. Cette forme de société convient pour fournir à une personne douée d'aptitudes particulières, à un inventeur, par exemple, les fonds indispensables pour tirer parti de ses qualités exceptionnelles ou de son invention. Elle est née au moyen âge, dans les républiques italiennes, pour échapper à la loi canonique qui condammait, sous le

nom d'usure, toute rémunération fixe d'un prêt d'argent. Les possesseurs de capitaux les confiaient aux commerçants, en stipulant le payement d'une part des bénéfices, au lieu d'un intérêt fixe.

3o La Société anonyme, appelée ainsi parce qu'elle ne porte le nom d'aucun associé. Ici, nul, pas même le gérant ou le directeur, n'est responsable au delà de sa mise, à condition que les statuts soient respectés. Cette société ressemble à une république. Tous les pouvoirs émanent du corps des actionnaires. Ceux-ci nomment, dans les assemblées générales, le chef du pouvoir exécutif, qui est le directeur, et le sénat, qui est le conseil des administrateurs.

La société anonyme ne peut s'établir qu'en vertu d'une autorisation du pouvoir public, parce qu'elle repose sur trois dérogations au droit commun: premièrement, la limitation de la responsabilité, que nous avons déjà signalée; secondement, la personnification civile, qui consiste en ce que la société peut agir en justice et s'obliger comme une personne réelle ; troisièmement, la communauté forcée : il est de principe que nul n'est tenu à l'indivision, au lieu qu'ici on ne peut demander le partage, tant que la société dure; tout ce qu'on peut faire, c'est vendre sa part.

La société anonyme est née aux Pays-Bas, au dixseptième siècle, pour organiser ces puissantes compagnies qui faisaient le commerce lointain.

4° La Société à responsabilité limitée. Elle ressemble la précédente, sauf que pour la constituer il ne faut pas d'autorisation préalable: il suffit de se conformer aux prescriptions imposées par la loi.

Les apports des associés, dans les différentes formes

de sociétés, peuvent être et sont ordinairement représentés par des titres appelés actions.

5° Les Sociétés coopératives ont cela de particulier que le nombre des associés est variable, ainsi que leurs apports. Elles ont pour but d'associer les ouvriers et les artisans. La souscription, ordinairement minime, peut se verser successivement, à mesure que de petites économies faites le permettent. La réunion de ces minimes épargnes, impuissantes și elles restent isolées, peut constituer un capital assez considérable pour faire obtenir du crédit ou pour faire les fonds d'une entreprise industrielle.

La multiplication des sociétés anonymes est inouïe. Il en naît chaque jour de toutes parts et pour tout. Toutes les entreprises nouvelles et la plupart des anciennes se constituent sous cette forme. C'est une véritable transformation du mode de posséder. Voici les causes de cet étonnant succès. La première est celle que nous avons indiquée déjà, la facilité de former un grand capital, par le groupement des petits capitaux et le partage des risques. La seconde est que la société anonyme place les plus capables à la direction des affaires : le directeur, au lieu d'être appelé par les hasards de l'hérédité, est choisi, par voie d'élection, parmi les plus aptes à bien gérer. La troisième est qu'elle donne à la propriété industrielle la forme démocratique que réclame notre époque. Tandis que le partage égal des successions, opéré par notre Code et plus encore par nos mœurs, multiplie sans cesse le nombre de ceux qui obtiennent leur part de la propriété foncière, la propriété manufacturière, par suite des progrès de la grande industrie, tend à se concentrer en immenses

entreprises, dépossédant les petits ateliers de l'artisan. La féodalité, bannie de la possession du sol, se reconstituerait ainsi dans l'industrie. Mais la société anonyme divisant et morcelant, pour ainsi dire, le titre de propriété des grandes entreprises, en un très grand nombre d'actions d'un minime capital chacune, permet à tous, même aux ouvriers, d'y avoir une part.

La propriété étant le complément nécessaire de la liberté, le but de la civilisation doit être de rendre tout père de famille propriétaire de l'instrument de son travail: le cultivateur, de son champ, et l'ouvrier, de son outil, ou d'une part de l'outil, quand celui-ci s'est transformé en machine colossale. Que le travailleur achète une action de la société industrielle qui l'emploie, et le problème est résolu.

Le conflit entre le capital et le travail cesse, car capitaliste et travailleur ne font plus qu'un.

Par une de ces harmonies fréquentes et naturelles entre les changements introduits dans les modes de produire et les modes de posséder, la société anonyme se généralise au moment où la grande industrie se développe. Elle crée la petite propriété industrielle, en même temps que le partage égal des successions crée la petite propriété foncière.

Elle favorise ainsi la répartition de plus en plus démocratique de la propriété.

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