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paradoxes à la mode, et des anciens préjugés délaissés par tous les bons esprits.

C'est parce que nous jugeons utile de remettre sous les yeux de la postérité cette galerie austère, mais non vulgaire des moralistes berlinois; cette suite de témoins du spiritualisme, plus épris de vérité que de nouveauté; cette succession de savants qui voulaient une religion raisonnable et une raison religieuse, devant Frédéric et Voltaire, devant La Mettrie et d'Argens; c'est parce que cette volonté constante, exprimée en langue française, nous paraît honorable à la France, autant que profitable aux intérêts éternels de l'humanité, que nous avons tenté, en l'honneur de l'Académie de Prusse, ce que des maitres éminents ont puissamment accompli en faveur des sages écossais 1.

Cette tentative, toute imparfaite qu'elle est, nous autorise du moins à qualifier notre Histoire de philosophique. Les opinions que l'Académie professait sur l'homme et sur son âme ; sur Dieu et sur ses relations avec le monde; sur la science en général et sur les moyens de l'épurer, de l'accroître ou de l'affermir; sur la sagesse, la vertu, le bonheur; sur le vrai, le bien, le beau; sur l'origine et la destination de l'humanité, sur la vocation de l'individu et sur les fonctions de la société : voilà les principaux éléments de notre travail. Quant aux études physiques ou mathématiques, littéraires ou historiques, de cette même institution, nous n'en devions rendre compte qu'autant qu'elles touchaient immédiatement aux travaux de métaphysique et de morale, aux travaux de cette classe de philosophie qui, pendant cinquante ans, était sans exemple dans aucune académie d'Europe, et qui fut l'humble mais respectable devancière de notre Académie des sciences morales et politiques. Classe digne de la plus sérieuse attention, qui suivit toujours fidèlement l'impulsion que lui avait donnée le

1 Tout le monde connait les beaux travaux de MM. Royer-Collard, V. Cousin, Th. Jouffroy, Damiron, Ch. de Rémusat, Ad. Garnier, etc.

second législateur de l'Académie, Maupertuis, en lui proposant les objets suivants : « La nature de l'Etre suprême, la nature des premières causes, la nature de l'esprit humain et de tout ce qui appartient à l'esprit ! » Classe qui mériterait au moins quelques égards d'historien de la part de ces idéalistes modernes, dont le mystique matérialisme, on peut le prédire sans crainte, ne rendra pas autant de services à la société, ni peut-être même à la science humaine!

Cependant, l'étude particulière d'un côté si spécial ne pouvait nous dispenser de retracer les parties extérieures, les vicissitudes politiques de l'Académie prussienne: et cela, pour cette simple raison qu'elles n'ont été racontées par personne jusqu'ici; que, par conséquent, nous n'avions pas la facilité d'adresser le lecteur à tel ouvrage antérieur, qui l'eût initié à certains détails historiques, à certains événements d'ordinaire négligés par les écrivains philosophes.

Cette nécessité, nous l'espérons fermement, justifiera la marche que nous avons adoptée.

Voulant exposer les destinées de la philosophie dans l'Académie de Berlin, depuis sa fondation jusqu'à nos jours, c'està-dire depuis Leibniz jusqu'à M. de Schelling, nous avons à passer en revue cinq règnes diversement remarquables et presqu'également importants pour l'élévation de la Prusse : facies non omnibus una, nec diversa tamen. Sous Frédéric Ier, le prudent créateur de la monarchie, l'Académie est fondée par Leibniz. Sous Frédéric-Guillaume Ier, ce roi militaire et pacifique tout ensemble, cet industrieux contempteur des lettres et des arts, l'Académie languit dans le mépris et se débat contre une décadence précoce. Sous Frédéric II, elle est relevée, modifiée, illustrée, intimement associée à la gloire du premier souverain de l'époque. Sous Frédéric-Guillaume II, elle perd de son influence au dedans et de son éclat au dehors, grâce à une réaction à la fois théologique et littéraire

1 Voyez ci-dessous, T. I, p. 170.

contre le ton du règne précédent. Sous Frédéric-Guillaume III, elle subit une transformation plus décisive encore de française et de philosophe elle devient allemande et scientifique.

On pourrait dire qu'à travers ce long espace de temps, la philosophie parcourut trois phases que le règne du grand Frédéric sert à bien distinguer. Avant l'avénement de ce prince, elle n'était point admise parmi les exercices ordinaires des académiciens. Du vivant de Frédéric II, elle domina, elle attira sur l'Académie l'estime et parfois l'admiration des contemporains. Après la mort de Frédéric, elle resta dans l'Académie, mais en s'effaçant de plus en plus. La philosophie sous le règne du grand roi, voilà donc ce qui nous doit occuper principalement.

Néanmoins, l'âge qui précède et l'âge qui suit ont aussi droit à notre intérêt. L'âge qui précède est rempli par deux noms que tout penseur impartial respectera toujours: Leibniz et Wolf. Le dernier quart de la vie de Leibniz se confond avec les premières années de l'Académie, son œuvre ; et tout le premier livre de notre Histoire se peut considérer comme un chapitre de biographie sur Leibniz, sur cette carrière unique qui fit tant d'honneur à l'Allemagne et à l'esprit humain.

Le second livre fera mieux apprécier le plus célèbre sectateur de Leibniz, ou plutôt la persécution et le triomphe de la philosophie dans la personne de Wolf, durant l'empire éner gique de ce Frédéric-Guillaume Ier, dont les goûts anti-littéraires et anti-philosophes forment un épisode si singulier et un si piquant contraste au milieu du siècle des lettres et de la philosophie.

L'âge qui succède à la brillante domination du grand Frédéric a d'autres titres à notre curiosité. Alors se lève à Koenigsberg cet étonnant analyste de la raison qui tient si longtemps les yeux attachés sur Berlin comme sur un tribunal révéré, et qui, enhardi par le sceptique Hume, se porte enfin pour

adversaire des deux philosophies régnantes, de celle de Wolf et de celle de Locke. L'Académie, en s'empressant de s'associer Kant, rend hommage à son génie ; mais elle ne tarde pas non plus à discuter ses systèmes, à examiner, à réfuter ses Critiques. Ainsi se produit un mouvement d'idées aussi instructif que rapide. En même temps que l'Académie, se servant de la langue française, publie les doctrines du novateur hors de l'Allemagne, elle en signale les vides et les faibles, avec autant de vigueur que de rectitude, dans une polémique ferme et mesurée, que les historiens de la philosophie kantienne n'ont pas encore appréciée à sa juste valeur.

Nous approchons ainsi du moment où les lectures philosophiques de l'Académie sont éclipsées par les leçons par lesquelles d'éloquents professeurs, entourés d'un auditoire nombreux et ardent, illustrent les chaires d'une université récemment érigée. A partir de l'année 1809 dont date cette érection, la vieille Classe de philosophie est comme débordée par sa jeune rivale, la Faculté philosophique. Toutefois, plus d'un esprit distingué continue à soutenir la réputation de la Classe. La doctrine de Kant même s'y établit, mais redressée et tempérée par une ingénieuse alliance avec la théorie de Jacobi, son antagoniste. Si l'audacieux et chaleureux Fichte n'entre pas dans l'Académie, ses idées du moins y sont représentées, bien qu'avec de notables modifications, par la sereine et souple intelligence de Schleiermacher. En garde déjà contre les hardies mais brillantes spéculations de Fichte, l'Académie devait l'être encore plus contre le dogmatisme absolu et implacable, auquel le froid et inflexible Hegel a imposé son nom. Enfin, lorsque Schelling vient apporter à Frédéric-Guillaume IV l'hommage de sa glorieuse vieillesse, l'Académie lui ouvre les bras avec joie et fierté. Avec le dernier des Ancillon s'était éteinte la dernière lueur de la tradition française.

Tel est le fil qui mène l'historien de cette institution, des modestes et sérieux travaux des réfugiés de France, à travers les fortunes qu'éprouva la pensée de Leibniz, à travers le spec

tacle que se donna la tolérance de Frédéric II, aux édifices de la philosophie nouvelle des Allemands. Le plan naturel de cette narration, le cadre de ce tableau, sans doute, est étroit et borné; mais les traits qui le composent, les physionomies qui l'animent, les objets qui s'y meuvent, pour s'unir ou pour se combattre, nous semblent cependant propres à intéresser tout véritable amateur des bonnes études.

Afin de mettre le lecteur en mesure de déterminer par luimême le degré d'importance qu'a pu acquérir l'Académie de Prusse, nous allons, dans une courte introduction, essayer de répondre à ces deux questions:

1° Quel a été l'esprit général des académies antérieures à celle de Berlin ?

2o Comment celle-ci a-t-elle maintenu et propagé cet esprit?

En montrant que l'Académie prussienne a été digne des compagnies qui l'ont précédée, nous n'écarterons pas seulement certaines préventions qui ont encore cours, mais nous rappellerons tout ce qu'a fait la civilisation européenne, depuis trois siècles, au moyen des académies, pour l'avancement des sciences et le progrès de la sagesse.

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