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Société royale. Ce fut seulement le 15 juillet 1662 que Charles II l'établit régulièrement, et le 1er mars 1665 que parut la première livraison de ses mémoires'. L'esprit de ces assemblées et de ces mémoires, qui était ainsi décrit dans les lettrespatentes: «S'efforcer par de solides expériences, ou de réformer ou de faire avancer la philosophie ; » qui était contenu dans la devise de la société : Nullius in verba, et surtout dans la maxime de Newton et de Locke: Hypotheses non fingo: n'avait-il pas été répandu par Bacon, par l'homme qui avait le plus vivement désiré que l'Angleterre devînt la patrie de la science expérimentale? La Société royale est donc autorisée à nommer l'éloquent chancelier son Moïse: du faîte de son génie, dit-elle, il vit la terre promise et nous la montra. Bacon, like Moses, led us forth at last,

The barren wilderness he past,

Did on the very border stand

Of the blest promis'd land,

And from the mountains top of his exalted wit,
Saw il himself and shew'd us it.

Les Français n'en pourraient-ils pas dire autant de leur Descartes? L'auteur du Discours de la Méthode n'est-il pas aussi le Moïse, sinon de l'académie française, du moins de l'académie des sciences?

L'académie française, constituée en 1635 par des lettrespatentes que le Parlement fit difficulté d'enregistrer, avait été formée dès 1629 par les disciples de Malherbe, sans bruit et sans pompe, sous l'humble toit de l'honnête Conrart. Connue d'abord sous le titre d'académie des beaux-arts, puis sous celui d'académie des éloges, elle devint l'académie française, quand Richelieu lui conféra la sanction royale, c'est-à-dire peu de

1 Philosophical Transactions.-Comp. M. Villemain, Tabl. de la litt. au XVIIIe siècle, I, p. 100.

2 The meetings at Oxford, at London.

3

« Endeavour by solid experiments, either to reform or improve Philosophy. »

4« Render our country a land of experimental knowledge. »

5 Voyez les Histoires de la Société royale par Sprat, Birch, etc.

mois avant la publication du Discours de la Méthode. Ce Discours n'est-il pas, dans l'histoire des lettres françaises, un événement presque aussi important que l'institution contemporaine? OEuvre d'un grand écrivain, il servit excellemment la langue nationale et son empire en Europe: il concourut puissamment à la perfectionner et à l'embellir, il lui apprit à penser juste en même temps qu'à mieux s'exprimer, à n'employer la parole que pour chercher ou annoncer la vérité, à répandre, avec le génie d'invention, cet esprit de critique saine et de goût noble qui sait discerner rapidement le beau du laid, qui demande, pour qualité première du style, le naturel et la simplicité, et qui réduit toutes les règles de l'éloquence à bien voir et à bien montrer. Descartes, sans poursuivre le même but que l'académie française, sans vouloir, comme elle, goûter tout ce que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux1, a soutenu la même cause en s'offrant à son pays pour conduire sa raison. Le langage qu'il affectionnne, la tendance qui l'anime, distinguent et inspirent les meilleurs académiciens, les meilleurs écrivains du XVIIe siècle. La Fontaine3 était leur écho, en disant de lui:

Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu

Entre l'homme et l'esprit.....

Mais un lien plus étroit encore unit ce grand géomètre à notre académie des sciences. Ce lien, toutefois, a été méconnu par ceux qui s'obstinaient à ne voir en Descartes qu'un métaphysicien? Parce que Descartes avait appliqué l'observation aux choses du sens intime, aux phénomènes de la raison et de l'âme; parce qu'il avait démontré, à l'aide de l'expérience interne, l'existence personnelle de l'homme et la présence spirituelle de Dieu, on n'a pas voulu lui reconnaître le

1 Expressions de Pellisson.

Titre du Discours de la Méthode.

3 Fables, livre X. fab. I.

mérite d'avoir marqué le rang que l'analyse et l'induction ont pris dans les sciences physiques. A ce déni de justice, il suffirait d'opposer l'hommage, non-seulement d'un Fontenelle, mais d'un Laplace. « Le fameux M. Des Cartes, dit Fontenelle', a enseigné aux géomètres des routes qu'ils ne connaissaient point encore, et a donné aux physiciens une infinité de vues, ou qui peuvent suffire, ou qui servent à en faire naître d'autres. >> Laplace', en avouant que « Descartes essaya le premier de ramener la cause du mouvement céleste à la mécanique, » convient que ce philosophe a le premier énoncé le problème résolu par Newton. Mais mieux vaut en appeler aux ouvrages de Descartes même, et particulièrement à celui que Bossuet nommait le premier ouvrage de son siècle, sinon de tous les siècles, au Discours de la Méthode. L'observation n'y est-elle pas recommandée comme le chemin le plus direct pour arriver à la vérité? Quelles sont les lois que l'auteur s'y prescrit à lui-même ? «La première est de ne recevoir aucune chose pour vraie, qu'on ne la connaisse évidemment être telle. La seconde, de diviser chacune des difficultés que l'on examine, en autant de parcelles qu'il se peut. La troisième, de conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés. La quatrième, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales qu'on soit assuré de ne rien omettre. » Règles qui toutes se peuvent résumer en une seule : Ne rien admettre que sur la foi de l'évidence.

Celui qui traça ce code, objecte-t-on, l'a violé le premier ! Il s'est jeté impétueusement dans les suppositions et les hypothèses; il s'est perdu dans des fables sur l'homme, dans des romans sur le monde !... L'objection n'est ni faible, ni tout à fait gratuite. Oui, Descartes ne pratiqua pas toujours ce qu'il avait

Histoire de l'académie royale des sciences, Préface de 1666.

2 Système du monde, liv. V, ch. 5,

VOL. I.

conseillé; et surtout il n'apporta pas dans les sciences naturelles autant de patience que dans les méditations philosophiques. Mais ses préceptes n'en gardèrent pas moins toute leur valeur, et furent toujours là pour préserver les autres des écarts où son exemple pouvait entraîner. L'instrument qu'il avait mis entre les mains de ses contemporains, devait servir à apprécier, à faire rejeter ses opinions, aussi bien que celles de tout autre savant. Chacun pouvait avoir sans cesse devant l'esprit, en discutant les conclusions de Descartes même, cent passages où ce grand homme s'était soumis au tribunal de l'expérience. Dans ses Principes de philosophie, il n'avait pas seulement désiré que l'on examinât si toutes les choses qui seraient déduites d'une cause s'accorderaient entièrement avec l'expérience; mais il avait proclamé une maxime souveraine, qui atteste autant de piété que de bon sens : « Les choses, avait-il dit, ayant pu être ordonnées de Dieu en une infinité de diverses façons, c'est par la seule expérience, et non par la force du raisonnement, qu'on peut savoir laquelle de toutes ces façons il a choisie1. » C'était confirmer une conviction qu'il avait exprimée dans le Discours de la Méthode, en termes non moins significatifs «Selon que j'aurai désormais la commodité de faire plus ou moins d'expériences, j'avancerai aussi plus ou moins en la connaissance de la nature 2. » Avancer en la connaissance de la nature, au moyen des expériences, n'était-ce pas le dessein et l'objet de l'académie des sciences?

Au surplus, consultons l'histoire : elle nous dira que Descartes fut un des pères de cette académie. Descartes, en effet, avait assisté aux assemblées qu'avaient tenues, chez le P. Mersenne, Gassendi, Hobbes, Roberval, Pascal père et fils; c'est-à-dire aux assemblées qui, reprises chez Monmort, chez Thévenot, chez l'abbé Bourdelot, devinrent le berceau de la compagnie organisée en 1666 par les soins de Colbert, et solennellement

Principes de la philosophie, p. 211, édition de M. V. Cousin.

2 Discours de la Méthode, p. 196, édition Cousin.

installée au Louvre en 1699 par ordre de Louis XIV. Dans cette compagnie, Descartes fut représenté par plus d'un sectateur éminent; par Sylvain Régis, ce modèle du professeur savant et disert; par Malebranche, ce penseur solitaire et intrépide, timide autant qu'obstiné; par Fontenelle enfin, l'homme le plus apte à introduire les sciences dans la société élégante et à les mettre à la portée du commun, l'historien de la philosophic naturelle, son brillant défenseur et son apôtre le plus populaire. Descartes fut donc, pour cette compagnie, à plusieurs égards, ce que Bacon avait été pour la Société royale de Londres. L'un des rivaux de Fontenelle, Mairan, l'a reconnu, en identifiant l'esprit de l'académie des sciences avec l'esprit de Descartes. «Non le cartésianisme, dit-il, mais l'esprit de Descartes, l'amour des expériences et toute l'ardeur que ce philosophe fit paraître pour s'en procurer le secours'. >>

2

Quoique Descartes eût mal parlé de l'érudition, plus d'un cartésien entra dans cette autre société qui, choisie dans l'origine au sein de l'académie française, pour travailler aux médailles et aux inscriptions, s'était d'abord appelée la petite Académie, mais qui, composée d'habiles gens, fort versés dans les langues anciennes et en toutes sortes d'antiquités, avait à la fin forcé Louis XIV de lui donner une existence séparée 3. L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui honore tant la France, n'a fait qu'appliquer aux matières d'érudition la méthode proclamée par Descartes. Elle a introduit ou fixé dans l'histoire l'esprit d'exactitude et d'impartialité, l'esprit des recherches désintéressées et indépendantes, cet esprit d'exploration infatigable et de critique sincère et intègre, qui tend partout au réel et à l'authentique, au fait et au vrai; qui exige des documents positifs, et non des récits imaginaires, des légendes ou des rèves; qui ambitionne des données pure

1 Mairan, Éloge de Pourfour du Petit, p. 16.

2 En 1663.

3 En 1701. Les lettres-patentes ne datent pourtant que de 1713, et le premier prix ne fut proposé qu'en 1734.

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