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Vigrand het.

PRÉFACE.

Des motifs de plus d'un genre nous ont décidé à publier l'ouvrage que nous soumettons en ce moment à l'indulgente appréciation des juges éclairés.

Il nous a semblé, d'abord, qu'il y avait quelque utilité à faire mieux connaître une institution qui fut si longtemps le centre et l'orgueil des Français du Nord. Durant plus d'un siècle, et sous plus d'un aspect, l'Académie de Berlin a été une colonie française et, en quelque sorte, l'Institut de cette France transrhénane dont les calvinistes expatriés avaient jeté les fondements. C'était une société savante, polie et sensée, où l'on parlait noire langue dès l'avénement de Frédéric II et jusqu'à la chute de Napoléon. En raconter les destinées, c'est combler non-seulement une lacune de l'histoire littéraire au XVIIIe siècle, mais une lacune des annales françaises, aussi bien que des annales d'Allemagne.

Indépendamment de tout intérêt patriotique, cet établissement est par lui-même d'une importance incontestable. Le nom de Leibniz, le nom de Frédéric, tant d'autres noms, disent assez à cet égard.

VOL. I.

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Mais, ce qui nous a surtout attiré à cette étude, c'est le rôle philosophique de l'Académie de Prusse, c'est-à-dire une chose sur laquelle on rencontre en Allemagne autant d'erreurs et plus de préventions qu'en France.

En France, on a coutume de présenter cette Académie comme enchaînée à Frédéric II, son protecteur et son rénovateur; et, parce que ce prince avait des opinions sceptiques et matérialistes, on s'imagine, on affirme même, que l'Académie était, ou une frivole coterie de beaux esprits et d'esprits forts, ou une dangereuse association d'incrédules et d'athées.

mais

En Allemagne, assertion tout opposée. Depuis le commencement de notre siècle, les membres de cette compagnie y sont traités avec un dédain singulier, où il entre beaucoup d'ignorance. Quelle attention peuvent mériter, y demande-ton, des psychologues, des moralistes, des théistes? Que nous pourraient apprendre des éclectiques, des empiriques? Sans doute, ces académiciens étaient d'imparfaits courtisans, puisqu'ils combattaient le roi et ses hôtes; c'étaient d'honnêtes spiritualistes, des observateurs scrupuleux et raisonnables, de fidèles ou de sages historiens de la nature humaine avaient-ils une synthèse souveraine, une méthode infaillible, une formule universelle? Non, chez eux, rien de transcendant, rien de spéculatif, rien d'absolu !... Voilà le grief! Ces philosophes sont accusés de peu s'entendre à la métaphysique, parce qu'ils ne sont ni panthéistes ni idéalistes, parce qu'ils ont attaqué Bruno et Spinosa, parce qu'ils ont refusé de sacrifier l'esprit, non-seulement à la matière, mais à cette substance une et identique, à ce tout abstrait et indéfini, qui maintenant s'appelle l'Idée.

On le voit, l'Académie se trouve entre deux reproches tellement divers qu'ils se détruisent l'un l'autre. Si M. de Châteaubriand, si M. de Lamartine1 nous la donnent pour la complice

Voyez les Mémoires d'Outre-tombe, T. I et VII; et les Girondins, T. I, p. 314, 347.

de Frédéric, ce faux Julien dans sa fausse Athènes; pour une école de corruption, pour un écho affaibli des salons dépravés de Paris; si Charles de Villers lui-même', dans un accès d'incroyable partialité, feint de n'y voir que les mignons d'un grand monarque; certains disciples de Hegel', au contraire, regardent ces modestes penseurs comme gens de race inférieure et en parlent, non comme quelques poëtes parlent des prosateurs, mais comme les blancs peuvent parler des nègres. Ils leur refusent toutes les qualités qui, selon eux, distinguent le génie spéculatif : l'indépendance, la consistance 3, l'originalité, l'audace, l'invention, la puissance d'innover et de créer. D'une part donc, l'on considère l'Académie comme follement éprise de tous les genres de négation et de destruction, comme moqueuse et impie; d'autre part, on la méprise pour n'avoir rien osé, pour s'être timidement inclinée devant les croyances instinctives du genre humain, pour s'être même dévouée à justifier ces croyances, et singulièrement celles en Dieu, en la vie future, en la liberté morale; enfin, pour avoir songé à concilier la science avec la foi, la raison avec le christianisme.

De ces accusations, laquelle est fondée ? Qui faut-il écouter? La vérité a cependant eu pour organes, il y a plus de vingt ans, deux écrivains supérieurs, ceux qui les premiers ont décrit nettement, quoique en passant, la situation scientifique et morale de l'Académie de Berlin. Les indications fines et sûres de MM. Cousin et Villemain nous ont paru une sorte d'exhortation à développer une matière ignorée en France, dédai

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1 Trop favorable à Kant et à la Société rivale de Gættingue. Voyez son livre Philosophie de Kant, 1801, préf. p. xvII.

2 Nous nous empressons d'ajouter que M. Rosenkranz n'a pas donné dans cet écart. Toutefois, les lignes qu'il a consacrées à l'Académie dans son excellente Histoire de la philosophie de Kant, p. 84 sq., renferment plusieurs sortes d'erreurs.

3 On nomme cela Selbststændigkeit; souvent on pourrait l'appeler Einseitigkeit. Voyez ci-dessous, T. II, p. 30.

4 Voyez M. V. Cousin, Cours de l'hist. de la philos. mod., p. 114, T. I, 1re série des Cours.-M. Villemain, Tableau de la litt, au XVIIIe siècle, T. II, Leçon XIX®.

gnée en Allemagne, et qui ne mérite ni l'un ni l'autre sort. M. Mignet, cet autre juge aussi compétent que bienveillant, a fortifié et guidé notre entreprise, par ses conseils autant que par son exemple'.

En France on a fait d'heureux efforts pour mettre en lumière et en honneur la philosophie, pleine de bon sens et de vertu, qui régnait en Écosse durant le dernier siècle. Pourquoi n'éclaircirions-nous pas de même des travaux qui ont tant d'analogies avec cette philosophie, et qui constituent aussi << une doctrine généreuse, s'efforçant d'arrêter des égarements capables de rendre toute philosophie suspecte à l'humanité2? » L'opposition établie à Berlin ne diffère pas sensiblement de la protestation partie d'Edimbourg. Si les Hutcheson, les Smith, les Reid, les Dugald-Stewart, luttent contre les conséquences désastreuses du système de Locke, contre la mysticité de Berkeley, contre le pyrrhonisme de Hume, contre le fatalisme de Hartley ou de Priestley; les Béguelin, les Sulzer, les Lambert, les Mérian, les Ancillon, combattent les impuissantes extrémités du formalisme mathématique de Wolf, l'idéalisme seeptique de Kant; mais, par-dessus tout, le matérialisme des encyclopédistes français et leur pernicieux apostolat. Dans l'Académie de Prusse, la méthode, les vues, les conclusions, à peu d'articles près, sont les mêmes que dans les universités d'Ecosse. Des deux côtés, c'est au moyen de l'expérience que l'on espère parvenir à connaître l'homme et ses rapports avec Dieu et avec l'univers; et c'est par la pratique de la justice et de la vertu que l'on croit parvenir à posséder la sagesse et la félicité humaine. La grande et solide piété, la forte et saine moralité qu'avait recommandée le fondateur de l'Académie3, Leibniz, et qui était pour les Ecossais aussi le dernier et le meilleur résultat du savoir et des lumières philosophiques; tenait les deux écoles également éloignées et des licencieux

1 Notice historique sur M. F. Ancillon, 1847.

2 M. V. Cousin, Hist. de l'école écossaise, p. 7, 1re série des Cours.

3 Voyez, ci-dessous, le règlement de l'Académie, Livre I, ch. 2.

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