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conduite. J.-J. Rousseau, suivant lui, a réduit cette question au sophisme qui fait prendre pour cause ce qui ne l'est pas, post hoc, ergo propter hoc. Les arts et les lettres ne créent pas des mœurs nouvelles, mais développent celles qui étaient en germe et qui n'attendaient que l'occasion de se manifester. Les sciences laissent d'ordinaire l'homme tel qu'elles le trouvent, et c'est à l'homme qu'il faut attribuer ce qu'on impute aux sciences. Celles-ci, sans doute, ayant un coté moral, peuvent avoir un effet moral; mais ce n'est guère cet effet qui modifie la marche de la civilisation: temoin le savant lui-même, si semblable à l'ignorant dans la vie réelle. « Quelque rang qu'elles tiennent chez une nation, les lettres ne sont pour elle que ce que les couleurs sont au corps: elles ne changent que la surface; le corps reste ce qu'il était, bois, pierre, métal, ou telle autre substance1. »

En combattant Rousseau de la sorte, Formey se trompe visiblement sur plus d'un point; mais ne se contredit-il pas, lorsque dans d'autres mémoires il tâche de montrer quelle peut ou doit être la mission des académies? lorsqu'il invite ces sociétés à fuir et à combattre le demisavoir, les prétentions à l'universalité, et en particulier cette absence de libre et ferme réflexion qu'il nomme le naturel des perroquets, le psittacisme2? Avant Kant, et plus spirituellement, il se plait à harceler la polymathie : il conseille d'y substituer l'eumathie, le bien-savoir pluque le beaucoup-savoir3. Ce sont les compagnies scien

tôt

1 Examen de la liaison réelle qu'il y a entre les sciences et les mœurs, -1753.

Année 1768, p. 3:9-362;-1769, p. 324.

Année 1772, p. 378.-Kant appelait ce défaut Vielwisserey.

« le

tifiques qu'il presse d'apprendre aux savants mêmes à penser, non moins qu'à vouer leurs recherches à la vérité et à la beauté, verum ac decens'. L'homme de génie qu'il leur propose pour modèle, c'est Descartes, véritable père des Académies, ajoute-t-il, parce qu'il est incontestablement le père de la saine philosophie et de l'esprit philosophique. » Dans un essai sur la culture de l'entendement, Formey recommande encore l'imitation de ce grand homme, qui purgea son esprit, dit-il, « de toute autre conviction que celle-ci : Je pense, donc j'existe; qui établit sur cette inébranlable certitude tout l'édifice des croyances spéculatives; et qui, selon l'expression même de Descartes, fit sa principale étude de rechercher certaines vérités très simples qui, étant nées avec nous, ne sont pas plutôt aperçues qu'on pense ne les avoir jamais ignorées. >>

Ce fut un des derniers cartésiens, Fontenelle, qui suggéra à Formey le sujet de cette question: Si toutes les vérités sont bonnes à dire? Ce fut aussi dans le sens de Fontenelle qu'il y répondit : « Si je tenais toutes les vérités dans ma main fermée, je ne daignerais pas l'ouvrir !» Ce fut enfin pour lui une nouvelle occasion de blâmer le zèle intempestif des novateurs contemporains, ce qu'il appelait « l'incrédulité qui dogmatise*. »

La prudence qui accompagne ces blâmes et ces con

1 Année 1768, p. 363.

2 Année 1767, p. 372 sq.-1768.

81769.-1772.

• 1777.

5 Voyez, à titre de contre-partie, un autre mémoire de Formey, publié en 1792, sur le fanatisme des croyants.

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HIST. PHILOS. DE L'ACADÉMIE DE PRUSSE. seils distingue encore davantage les travaux où Formey touche les questions politiques, particulièrement ceux qu'il publia en 1786 et 1787, sur le respect dû aux souverains, et dont le principal a pour titre : Traité élémentaire de morale. La forme de gouvernement qu'il préfère, sans qu'il essaye d'en cacher les inconvéniens, est la monarchie; et c'est l'exemple de Frédéric II, alors mourant, qu'il invoque pour justifier cette préférence.

Remarquons-le en terminant, le fonds de doctrine que Formey développe là, comme dans tous ses mémoires de morale, ne diffère pas des principes enseignés par Wolf tant sur la société que sur l'individu.

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La loi naturelle, le droit naturel, dit il, c'est celui qui a sa raison suffisante dans la nature et l'essence de l'homme et des choses. Observer la loi naturelle, c'est agir d'une manière qui s'accorde avec les facultés de notre âme, et avec la constitution de notre corps. L'obligation où nous sommes d'agir ainsi, nous donne le droit à toutes les choses, sans lesquelles nous ne pourrions pas satisfaire à cette obligation: car on ne saurait être obligé à une chose, et privé de l'usage de ce qui sert à faire cette chose... La loi naturelle subsiste donc dans l'hypothèse même de l'athée. En effet, l'athée qui raisonne ne peut nier la différence naturelle qu'il y a entre l'honnête et le déshonnête, entre le juste et l'injuste; puisque cette différence vient de la nature de l'homme dont l'athée a la même connaissance et la même conviction que celui qui admet un Dieu. Pour nier la rectitude morale des actions, pour disconvenir qu'une conduite droite soit conforme à la nature de notre âme et de notre corps, et qu'une conduite opposée y soit contraire, il ne suffit pas de nier Dieu, il faut encore nier et dépouiller l'humanité1.»

1 Année 1752, p. 102 sq.

C. PHILOSOPHIE RELIGIEUSE.

De même qu'il cultive avec ardeur le droit naturel, Formey.fait profession ouverte d'une religion naturelle. Indépendamment de la révélation, dit-il, et philosophiquement parlant, il y a une religion naturelle, dont les dogines ont une évidence propre à convaincre et à déterminer ceux qui ne se livrent pas volontairement aux sophismes de l'impiété1.» Quels sont ces dogmes? Ils sont au nombre de quatre : l'existence de Dieu, la Providence, l'immortalité de l'âme et la vie future. De ces quatre articles, le premier est celui qui intéresse davantage Formey, et qu'il développe dans l'Académie de concert avec Maupertuis, Euler et Prémontval, mais en même temps de manière à s'en distinguer. Si ses confrères exercent avec prédilection leur sagacité sur la preuve tirée des causes finales, Formey se plaît à faire valoir l'argument métaphysique. Tandis que le géomètre Maupertuis déclare insuffisante la preuve téléologique, partout où elle n'est pas étroitement liée à son principe de la moindre action; tandis qu'Euler la maintient comme naturaliste, soutenant que la simple structure de l'œil est plus que suffisante pour démontrer la réalité d'un artiste souverain; tandis que le physicien Prémontval nie la possibilité de prouver que le hasard, ou le concours fortuit des

1 Année 1759, p. 385.

atomes, ait pu produire le monde dans l'infinité de la durée et dans l'immensité de l'espace : Formey passe en revue tous ces genres de raisonnements physiologiques ou cosmologiques, pour conclure que l'argument ontologique est seul capable de nous donner une entière certitude.

Toutes les preuves en faveur de l'existence de Dieu, il les partage. en quatre classes: les unes sont purement physiques, les autres physico-mathématiques, d'autres encore mathématico-métaphysiques, les dernières enfin sont absolument métaphysiques. Toutes forment autant de voies différentes, dont chacune, sillonnant l'univers, peut mener à Dieu : les preuves physiques, en traçant le spectacle des objets créés, en décrivant les parties du monde, les merveilles de la nature, soit à grands traits soit en détail; les preuves physico-mathématiques, en montrant que non-seulement Dieu a fait de grandes et belles choses, mais qu'il a partout agi avec poids et mesure, et qu'il a porté la géométrie et la mécanique au plus haut degré de perfection dans tous les rapports, toutes les proportions, toutes les combinaisons; les preuves mathématico-métaphysiques, en faisant voir que les lois du mouvement et de l'ordre matériel remontent à un principe suprême, dépendent d'un législateur invisible, souverainement intelligent, supérieur aux créatures actives et pensantes comme aux créatures aveugles et passives. La notion pure d'un principe pareil, d'un être parfait et universel, constitue l'argument métaphysique, cet argument que Formey regarde comme indispensable à toutes les autres preuves, que toutes présupposent, appellent ou

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