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Dans ces pages pleines de verve et de vérité, on remarqua aussi une juste appréciation de l'économie politique, de cette étude qui venait de naître en Angleterré et que Maupertuis définissait ainsi : « science dont les problèmes, plus compliqués que les problèmes les plus difficiles de la géométrie et de l'algèbre, ont pour objet la richesse des nations, leur puissance et leur bonheur. >>

Si nous mentionnons enfin le Discours sur la manière d'écrire et de lire la vie des grands hommes, c'est qu'il offre des qualités analogues à celles qui honorent l'Éloge de Montesquieu. Il y est principalement question de l'art de peindre les pensées et les actions des philosophes. Maupertuis y joint d'ailleurs l'exemple au précepte. Après avoir caractérisé les talents si divers de Diogène-Laërce, de Fontenelle et de Brucker, de ce « M. Brucker dont l'histoire, dit-il, ne saurait être assez lue ni assez louée ; » le président s'essaye à faire connaître, en les comparant ensemble, Bacon, Montaigne et La Mothe-le-Vayer. Le plus grand de ces génies, Bacon, il le juge supérieur à lui-même dans ses Réflexions morales et politiques, ces Sermones fideles, qu'il proclame la sagesse de tous les hommes et de tous les temps.

Locke et Hume succèdent naturellement dans son estime au chancelier d'Angleterre. Locke est prisé pour sa réserve et sa circonspection: « Locke, dit Maupertuis, passa sa vie à chercher quelques vérités, et tout son travail aboutit à trouver l'excuse de nos erreurs. >>

Hume est regardé comme un grand homme; mais ses objections contre le principe de causalité n'apparaissent que des saillies ingénieuses ou subtiles. Maupertuis l'ab

sout, en songeant à l'usage immodéré que d'autres philosophes faisaient des causes et occasionnelles et finales. Mais de ses argumentations il en appelle à la raison du genre humain qui, dit-il, établit « un juste milieu entre trouver des causes partout et n'en trouver nulle part. Nous sommes en droit d'appeler effet ce qui suit toujours un phénomène, et cause ce qui le précède toujours. » En louant et en blâmant tour à tour le sceptique anglais, il se garde avec un soin constant de l'assimiler à Lucrèce, à « ce grand ennemi de la Providence qui répond en vain que l'usage n'a point été le but, qu'il a été la suite de la construction des animaux'. » Maupertuis, toute sa vie, accueillit indulgemment tout ce qui venait des iles britanniques, où il avait rencontré tant de zélés approbateurs.

Les autres nations appréciaient moins ce qu'avaient de bon ses divers ouvrages. Elles ne reconnaissaient pas assez combien, par son spiritualisme aussi, Maupertuis était disciple de Newton. Au lieu de dégager ses véritables convictions des paradoxes auxquels çà et là elles sont trop mêlées, on n'insista que sur ces paradoxes. Ainsi, l'on ne cessa de rappeler que Maupertuis, voulant aider aux progrès des sciences, avait proposé de se procurer des songes instructifs au moyen de l'opium; d'observer les hommes condamnés à la peine capitale, ou souffrant de blessures singulières; de disséquer même des cerveaux vivants; d'étudier la construction du crâne gigantesque

1 Allusion au livre IVe du De rerum natura. — Voyez l'Essai de cosmologie, passim.

2 Voyez Goldsmith's Miscell. works, IV, p. 130.-Comp. M. Villemain, Tableau de la litt. au XVIIIe siècle, T. II, p. 90 (1847).

360 HIST. PHILOS. DE L'ACADÉMIE DE PRUSSE.

des Patagons et de le comparer avec des crânes nains, ceux des Lapons'; d'isoler quelques enfants et de les élever ensemble dès le plus bas âge, afin de voir quelle langue ils se seraient faite; de bâtir une ville savante et latine, semblable à l'Université brandebourgeoise projetée par le grand Électeur2, etc., etc.

On pouvait avec raison regarder plusieurs de ces étranges propositions comme de scientifiques barbaries, comme des folies révoltantes. Mais il fallait aussi se souvenir des discours et des traités où Maupertuis avait réclamé le respect des savants et des gens d'esprit pour la morale, pour la religion; où il donnait aux sciences spéculatives, pour point de départ et d'appui, le sentiment de soi et la conscience; où il conseillait d'appliquer la méthode d'observation avec le même intérêt, avec la même impartialité, aux phénomènes de la vie intérieure qu'aux faits du monde extérieur.

1 Deux de ses collègues, L. de Beausobre et l'anatomiste Meckel, essayèrent cela, malgré les fortes objections de Formey soutenant que «<les caractères tracés dans le cerveau sont indéchiffrables, et que la manière dont l'âme les lit est inexplicable. >>

2 Voyez ci-dessus, p. 4-5.

• Voyez ses Lettres, Il, V, etc.

CHAPITRE III.

FORMEY.

Vie de Formey.—Son éducation. -Ses fonctions nombreuses. - Activité qu'il montre comme critique et comme correspondant littéraire.-Quantité prodigieuse de livres qu'il écrit ou qu'il édite. — Comment et pourquoi il compose. - Ses qualités et ses défauts. Il est particulièrement propre aux travaux encyclopédiques et de savoir populaire. — Ses querelles littéraires. - Appréciation de ses principaux ouvrages. — Quel est l'objet ordinaire de ses écrits théologiques. — Il est disciple tempéré de Wolf.- Sa Belle Wolfienne.—Ses Discours et ses Éloges académiques. Jusqu'à quel point il est imitateur de Fontenelle. — Remarques générales sur ses mémoires, trop vantés par les contemporains.—Sa psychologie. Sa morale. Sa philosophie religieuse.

Nous allons voir un autre exemple de la distance qui sépare la célébrité contemporaine d'avec une gloire durable. Pendant plus de cinquante ans, Formey passait en Europe pour le grand ressort de l'Académie de Prusse'; depuis près de cinquante ans il n'a plus d'autre réputation que celle d'un esprit laborieux et vif, mais dépourvu de goût; que celle d'un moraliste élevé, mais privé d'originalité. Son nom, toutefois, restera lié au nom de Frédéric, par une longue suite d'actes comme par une série d'ouvrages variés. Durant tout ce règne, Formey fut le secrétaire et l'historien de l'institution dont le roi fut le directeur.

1 Ce fut l'abbé Coyer qui, le premier, lui donna ce surnom.

Samuel Formey vint au monde à Berlin, quelques mois avant Frédéric II, le 31 mai 1711, dans une famille originaire de Vitry en Champagne. Son père, homme de mérite, avait rempli une charge de cour sous Frédéric Ier. De 1720 à 1725 il fit ses humanités au Collége français, où il remporta tous les premiers prix. Lacroze fut son maître de philosophie. Les années 1728 et 1729, il les donna à l'étude de l'éloquence de la chaire sous la direction pratique d'Antoine Achard. Trois autres savants achevèrent son éducation théologique, en même temps qu'ils lui inspirèrent le goût des recherches d'histoire : Beausobre, Lenfant et Pelloutier, l'historien des Celtes. Formey n'avait pas vingt ans, lorsqu'il fut nommé pasteur français à Brandebourg, puis à Berlin. En 1737 il fut élu professeur d'éloquence au Collége français. En 1739, appelé dans la chaire de Lacroze, il résigna ses fonctions ecclésiastiques, sans renoncer néanmoins à l'exercice de la prédication.

Aussitôt après son avénement, Frédéric II lui fit proposer d'écrire un journal politique et littéraire, pour lequel ce roi même fournit des articles jusqu'à l'ouverture des campagnes de Silésie. Ces campagnes suspendirent le journal, mais Formey avait pris l'habitude de ce genre de composition. Depuis lors il concourut sans interruption à la rédaction de la plupart des gazettes littéraires đu temps. La Bibliothèque germanique, la Bibliothèque critique, la Bibliothèque impartiale, l'Abeille du Parnasse, les Annales typographiques, le comptèrent parmi leurs coopérateurs les plus actifs. La liste des morceaux livrés par ce critique, et si soigneusement recherchés par les

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