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loin de Condorcet, de Daunou, de Lakanal, proposant et organisant l'Institut de France, c'est-à-dire une Assemblée représentative de la République des lettres'.

Ces particularités, ces traits, nous avons dû les mettre en lumière, tant pour marquer les différences et le progrès des temps, que pour mieux caractériser l'œuvre de Leibniz et son originalité. Quelques écrivains, au surplus, ont représenté l'Académie de Berlin comme une simple imitation, et presque comme une copie sans couleur de la Société de Londres. Sur quel fondement ontils appuyé cette assertion? Sur le titre adopté par Leibniz, Société des sciences. Mais si ce titre fut préféré au terme d'académie, c'est uniquement parce que dans plusieurs contrées, et singulièrement en Allemagne, le mot d'académie était synonyme d'université ou de haute école3.

On a dit aussi qu'au tome premier des Mémoires de cette société, au frontispice même, se trouvent ces expressions pour l'accroissement des sciences". L'on à ajouté qu'elles étaient en quelque sorte la devise de la Société de Londres, qui les avait empruntées à Bacon..... Mais l'académie des sciences de Paris ne parlait pas moins souvent de l'avancement des sciences: témoin l'histoire latine de Du Hamel, l'histoire française de Fontenelle.

1 Voyez Notices historiques de M. Mignet, T. I, p. 307.

2 Societas Scientiarum Brandeburgica.

3 Haute école (Hochschule) désigne en Allemagne une université, tandis que le même terme (high school) signifie en Écosse un établissement d'instruction secondaire, un lycée.

Miscellanea Berolinensia.

5 Ad incrementum scientiarum.

For the improving of natural knowledge, ad augmentum scientiarum.

VOL. I.

3

Il est vrai encore que dans le second volume de ces mêmes Mémoires, il est une fois question de l'exemple de la Société britannique'. Mais que prouve cette citation, lorsqu'elle est rapprochée des faits suivants? L'année 1700 même, Leibniz venait d'être nommé membre étranger de l'académie des sciences de Paris. En 1703, il rappelle à l'électeur de Saxe, pour le décider à fonder une académie à Dresde, «< l'exemple de ce qu'on a fait en France. » En 1712, il remit à Pierre le Grand le plan de l'académie de Saint-Pétersbourg, contenu dans un écrit où, d'accord avec le czar, il recommande à l'imitation de la Russie « l'illustre académie des Français. » Ne serait-il donc pas plus exact de penser avec Frédéric II, que Leibniz se régla sur le modèle de l'académie de Paris?

On a dit enfin que vers 1700, Leibniz, poussé par la politique de la maison de Hanovre, affectait de rapprocher, d'allier les mots d'allemand et d'anglais; comme l'historien de la Société de Londres, l'évêque Sprat, se plaisait à faire ressortir certaines affinités de race et de génie entre l'Angleterre et l'Allemagne..... Mais fautil en conclure qu'un esprit aussi élevé que Leibniz se guidât, dans une affaire scientifique, par des raisons si étrangères à la science? N'avait-il pas, dès le début de sa carrière, manifesté une égale admiration pour Lon

1 Exemplo Societatis Londinensis.

2 Imitandam illustrium Gallorum Academiam.

3 Lettre à Voltaire, juillet 1737. Frédéric Ier, dans son premier édit rédigé en langue allemande, avait fait mettre en français les mots académie des sciences.

↳ Sprat, p. ex. p. 127.

dres et pour Paris? N'avait-il pas dédié en même temps à l'une et à l'autre académie ses deux dissertations sur le mouvement, comme s'il eût craint de faire de la jalousie1? N'avait-il pas, le 26 mars 1700, proposé pour modèles au savant Jablonski les deux sociétés royales? Lorsque trois ans plus tard il recommandait à Dresde la publication de mémoires et de journaux littéraires, il disait : « à la façon des Anglais et des Français. » Savant cosmopolite2, citoyen du monde, il se croyait autorisé, obligé même à prendre, en quelque pays que ce pût être, tout ce qui lui paraissait beau et vrai. Tous les peuples policés et lettrés, Leibniz les appelait ses compatriotes.

Un souvenir évoqué déjà suffit, du reste, pour mettre le comble à l'évidence. Dans une lettre à l'évêque Jablonski, celle qui vient d'être alléguée, Leibniz déclare expressément qu'il ne donne le titre de Société à l'Académie de Prusse qu'afin d'empêcher le public de la prendre pour une université.

1 Fontenelle, Éloge de Leibniz.

2 Lettre au comte de Viviers, 1er mai 1692.

CHAPITRE III.

Difficultés qu'éprouve l'Académie à entrer en exercice. Deux évènements surtout la contrarient : l'explosion de la guerre de succession d'Espagne, et la mort de Sophie-Charlotte. — Circonstances touchant cette mort subite et prématurée. -Expédients que Leibniz propose au gouvernement, afin de procurer à l'Académie les ressources nécessaires.

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L'Académie n'obtient d'autres priviléges que la vente des almanachs et la culture des vers à soie.—Disgrâce de Leibniz.— Désagréments de ses derniers séjours à Berlin.- Comité qui dirige l'Académie en son absence: les Jablonski, Charles Ancillon et Lacroze. Oppositions diverses que rencontre ce comité. - Choix qu'il fait à l'étranger, et personnel dont il compose les membres résidants. Dans quelle proportion y entrent les Réfugiés : Jaquelot, Isaac de Beausobre, Lenfant.- Travaux philosophiques de Chauvin.-Correspondances établies par l'Académie avec les principales villes de Prusse, particulièrement avec l'université de Halle. -Publication du tome premier de ses Mémoires ou Mélanges, 1710. Ce qui distingue ce volume; place que Leibniz y tient.-L'Épitre dédicaloire est adressée à Frédéric Ier; effet qu'elle produit. — Leibniz n'est pas invité à la cerémonie de l'installation, fixée au 21 janvier 1711.

Nous venons de voir qu'avant d'être décrétée, l'Académie avait plus d'un obstacle à surmonter. Il nous faudra montrer qu'une fois érigée, elle eut à vaincre de nouvelles et non moins grandes difficultés.

Instituée par lettres patentes, elle exista dès 1700 légalement, par les ordres du roi. Mais elle n'exista que sur le papier, et Frédéric II s'est trompé en écrivant un jour à Voltaire qu'en moins de rien l'Académie fut formée et marcha'. Ce n'est qu'en 1710 qu'elle entra

1 Juillet 1737.

réellement en exercice. D'où venaient ces retards et ces lenteurs? Comment arriva-t-il que jusqu'à cette époque éloignée, Leibniz fut, pour ainsi dire, à lui scul toute la Société ?

Durant ces dix années, en effet, Leibniz ne se reposa, ne se découragea pas un instant, prodiguant prières, plaintes, exhortations, multipliant les lettres, n'épargnant point les voyages, mettant à profit toute l'autorité de son nom et tout le crédit de Sophie-Charlotte. Mais deux grands événements contrarièrent et rompirent presque ces efforts admirables : l'explosion d'une guerre européenne, et la fin prématurée de la reine de Prusse.

La guerre allumée par la succession d'Espagne eut ici

pour premier résultat de distraire l'attention de Frédéric Ier des affaires de l'Académie. Ce souverain avait, d'une main, à préserver le royaume nouveau des ravages qui désolaient les États voisins; de l'autre, à soutenir ses alliés, particulièrement l'empereur Léopold, lequel n'avait consenti à reconnaître la royauté prussienne qu'à condition d'en recevoir des secours en troupes. De là, une rapide diminution des deniers publics, déjà bien affaiblis par le goût de Frédéric pour la somptuosité.

La mort de Sophie-Charlotte fut un accident plus funeste encore. Elle mourut subitement le 1er février 1705, dans la force de l'âge, près de sa mère, à Hanovre, où elle venait d'arriver souffrante. Fermement persuadée l'Éternel lui révélerait au delà du sépulcre les mysque tères de la pensée et de l'univers, les derniers secrets d'une volonté souveraine et parfaite, d'une divine providence, fondement de l'ordre présent et futur, Sophie

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