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que

moindre action tenait du moins intimement au principe leibnizien de continuité1. On a dû reconnaître aussi les pièces d'Euler et de Mérian méritaient de survivre à la cause qu'elles devaient servir ce sont des chefsd'œuvre de critique et de dialectique, des modèles d'une plaisanterie sans amertume. Enfin, une aventure, pour ainsi dire posthume, rendit ces démêlés encore plus amusants, en leur faisant produire parmi nous un contre-sens dont l'énormité ne le cède qu'à la bouffonnerie. Le traducteur de l'Histoire de la philosophie de Buhle s'est avisé de prendre le nom propre de Koenig pour un nom commun qui signifie roi; et oubliant que les Allemands ne suppriment pas plus que les Français l'article devant le mot de roi, il s'est persuadé qu'il s'agissait du roi de Prusse lui-même; de sorte que c'est Frédéric qui fut déclaré faussaire par l'Académie dont il était le Protecteur, et cela par le crédit de Maupertuis!

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Si Maupertuis avait gagné son procès devant l'Académie, il l'avait perdu devant l'Europe; et ce fut cette perte qui causa sa mort. En effet, sa santé s'altéra de plus en plus. Pour la rétablir, il voulut jouir de l'air natal et de la touchante amitié de La Condamine. Il revit la France en 1756, mais sans y retrouver les charmes d'autrefois. Ses forces continuèrent à s'épuiser, grâce surtout aux sarcasmes dont Voltaire ne se lassa pas de le poursuivre. Après divers séjours, d'abord sur son rocher de Saint

1 Voyez Koenig, Appel au Public, p. 45 sqq.;- Voltaire, lettre à Koenig; lettre à d'Alembert, 7 mars 1758.- Comp. Leibniz, Opp. III. p. 531. 2 T. VI, p. 220 suiv.

3 Voyez une lettre de Voltaire à Madame Denis, du 24 juillet 1752, avec le commentaire de M. Génin (Recueil de lettres, 1835, p. 121).

Malo, puis à Bordeaux, à Toulouse, à Neufchâtel, Maupertuis mourut à Bâle le 27 juillet 1759, chez MM. Bernoulli, avec lesquels il avait conservé d'intimes liaisons. Sa femme, accompagnée de Mérian, n'arriva de Berlin que le lendemain. A ses derniers moments il demanda les consolations de la religion; ce qui suggéra à Voltaire cette odieuse plaisanterie : «< il est mort entre deux capucins1. » Celui qui reçut son dernier soupir fut ce jeune Jean Bernoulli qui depuis, à dix neuf ans, devint académicien de Prusse. Maupertuis emporta les regrets de Frédéric qui ne cessa de défendre sa mémoire contre le dangereux Voltaire, et qui fit placer son portrait dans la salle des assemblées, pendant que La Condamine lui fit ériger un mausolée dans l'église de Saint-Roch à Paris. L'Éloge de Montesquieu avait été la dernière lecture faite par Maupertuis à la compagnie qu'il présida pendant treize ans. Cet éloge pouvait servir de modèle à celui que Formey prononça en l'honneur de Maupertuis, et où l'on regrette de ne pas rencontrer la dernière lettre que le président lui eût écrite.

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« Il est vrai que j'ai été la semaine passée bien malade; j'ai vu la mort de plus près que je ne l'avais jamais vue. Je trouvais assez ridicule ce que Cicéron et Sénèque nous répétent si souvent, qu'il faut passer sa vie à apprendre à mourir. Cela ferait croire que ces grands

1 Ailleurs Voltaire a dit: Il est mort pour avoir voulu noyer ses chagrins dans de l'eau-de-vie. Au reste, Maupertuis lui-même avait dit de Fontenelle : « Plus d'un an avant sa mort, il s'était mis entre les mains d'un capucin.» - Voyez Voltaire, Tombeau de la Sorbonne.

2 En 1763.

3 Voyez une lettre de Frédéric du 27 janvier 1775; -Souvenirs d'un citoyen, I, p. 221-225.

Voyez Prémontval, dans les Mémoires, 1761, p. 350.

Son chant de cygne, dit Formey.

340 HIST. PHILOS. DE L'ACADÉMIE DE PRUSSE. philosophes avaient grand' peur de mourir. Cela se trouve tout appris quand on y est; et moi qui ne suis ni Sénèque ni Cicéron, je mourrai fort tranquillement quoique dans de grandes douleurs..... Je n'ai point, comme vous, dans ma maladie la ressource du travail; je n'ai d'autre ressource que celle de mes oiseaux, et ce n'est pas la plus mauvaise compagnie que l'on puisse avoir. »

Le secrétaire perpétuel, son biographe, rappelle en effet, comme deux traits caractéristiques, le soin que Maupertuis mettait à retoucher ses travaux, puis ses liai– sons constantes avec les animaux dont il remplissait sa maison, au point de la rendre inabordable. Il lui applique enfin, avec non moins de justesse, le mot que Mme de Sévigné avait dit du père Bouhours: L'esprit lui sort de tous cotés1.

1 Comparez le jugement porté par Ancillon fils, dans l'Éloge de Mérian (1810).

CHAPITRE II.

Aperçu des travaux que Maupertuis fournit à l'Académie. Quels sont ses principaux ouvrages de philosophie. - Analyse détaillée de l'Essai de Cosmologie et des mémoires qui s'y rattachent.-Ce que Maupertuis entend par réplicabilité.—Il penche vers Berkeley et précède Kant. — Ses vues en morale. — Analyse et appréciation de son Essai de philosophie morale. — A cet Essai se lient plusieurs études, en particulier l'Éloge de Montesquieu.—Remarques sur les principes religieux et sur les paradoxes de Maupertuis.

Les travaux livrés par Maupertuis à l'Académie se composent de discours d'apparat et de dissertations savantes. Nous négligerons les Discours, parce qu'ils n'ont d'autre objet, pour la plupart, que de louer Frédéric, ou que de répondre aux récipiendaires. L'Éloge de Montesquieu mérite seul un examen attentif, premièrement parce que personne, avant 1756, n'avait autant rendu justice à l'Esprit des lois; en second lieu parce que Maupertuis, discutant le principe philosophique qui domine dans cet ouvrage, tente d'y opposer la maxime qui sert de fondement à sa propre morale.

Quant aux mémoires insérés dans le recueil de l'Académie, ils se rattachent intimement aux écrits que Maupertuis réunit en quatre volumes, et qu'il fit paraître à Lyon, en 1756, sous le titre inexact d' OEuvres complètes.

Ses deux principales productions sont l'Essai de cosmologie et l'Essai de philosophie morale.

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L'Essai de cosmologie qui a pour épigraphe le mot de Virgile Mens agitat molem, se divise en trois livres. Dans le premier, l'auteur examine les preuves de l'existence de Dieu, tirées des merveilles de la nature. Dans le second, il cherche à éclaircir, à justifier l'argument qu'il voudrait mettre à la place de ces preuves critiquées au livre précédent. Cette justification, il la fonde sur la possibilité de déduire les lois du mouvement, les principes de la mécanique céleste et terrestre, des attributs de la suprême intelligence. Le troisième livre, enfin, est destiné à présenter le spectacle de l'univers, à tracer un tableau parfois éloquent du monde, et particulièrement de notre globe.

Dès le début de l'Essai de cosmologie, Maupertuis déclare qu'il n'a pas la prétention d'expliquer le système de l'univers.

<< Si un Descartes, dit-il, y a si peu réussi, si un Newton y a laissé tant de choses à désirer, quel sera l'homme qui osera l'entreprendre? Ces voies si simples qu'a suivies dans ses productions le Créateur, deviennent pour nous des labyrinthes dès que nous y voulons porter nos pas. >

Maupertuis se propose un but moins élevé, moins périlleux, mais encore très utile.

« Je ne me suis attaché qu'aux premières lois de la nature, à ces lois que nous voyons constamment observées dans tous les phénomènes, et que nous ne pouvons pas douter qui ne soient celles que l'Être suprême s'est proposées dans la formation de l'univers. Ce sont ces lois que je m'applique à découvrir et à puiser dans la source infinie de sagesse d'où elles sont émanées. »

Maupertuis ne veut ni suivre l'ordre de toutes les parties de l'univers, ni développer les preuves que fournit la spéculation purement abstraite. Il n'examinera que les

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