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bas, et je ne puis me figurer ce sublime dévouement comme conciliable avec l'amour-propre. » Frédéric avait rappelé comme favorable à sa fausse théorie, le cri héroïque poussé par le chevalier d'Assas, le 16 octobre 1760, dans la journée de Clostercamp: A moi, Auvergne, ce sont les ennemis !

«

A la rigueur, répondit Thiébault, il est possible qu'à l'instant du péril, d'Assas se persuadât que son dévouement serait connu, publié et admiré; mais on ne peut considérer comme vraisemblable ce qui à la rigueur est possible; quoique possible, je n'admettrai pas comme vraisemblable que d'Assas ait puisé le motif de sa détermination dans une idée de gloire future aussi douteuse: il ne semble pas même qu'il ait dû y penser en ce moment où la surprise, la belle action et la mort ont eu lieu, pour ainsi dire, en même temps; dans des circonstances semblables ce n'est pas par réflexion que l'on agit1»

A cette objection sensée, la vainqueur de tant de batailles ne trouva d'autre réplique que ces mots : « Mon cher, vous n'entendez point ces choses-là. »

Cependant d'Alembert lui-même ne fut pas persuadé. Après avoir lu l'Essai, il écrit à Frédéric :

« Je suis absolument de l'avis de Votre Majesté, sur les principes qui doivent servir de base à la morale. Si Votre Majesté veut prendre la peine de jeter les yeux sur mes Éléments de philosophie, au chapître de la Morale, T. II, p. 179 et suiv., elle verra que j'y indique comme la source de la morale et du bonheur, la liaison intime de notre véritable intérét avec l'accomplissement de nos devoirs, et que je regarde l'amour éclairé de nous-mêmes comme le principe de tout sacrifice moral. Il est vrai, Sire, que je n'ai presque fait qu'indiquer ces vérités, que Votre Majesté développe si bien dans son ouvrage avec la plus saine et la plus éloquente philosophie... Un seul point, Sire, m'a toujours embarrassé pour rendre absolument universel et sans restriction ce principe de la morale; c'est de savoir si ceux qui n'ont rien, qui donnent tout à la société et à qui la so

1 Voyez les Souvenirs de Thiébault, T. I, p. 96 sqq. ·

ciété refuse tout, qui peuvent-à peine nourrir de leur travail une famille nombreuse, ou même qui n'ont pas de quoi la nourrir; si ces hommes, dis-je, peuvent avoir d'autre principe de morale que la loi, et comment on pourrait leur persuader que leur véritable intérêt est d'être vertueux, dans le cas où ils pourraient impunément ne l'être pas. Si j'avais trouvé à cette question une solution satisfaisante, il y a longtemps que j'aurais donné mon catéchisme de morale1. >>

A cet aveu si instructif, que répond Frédéric? Il s'avise de prétendre que sa doctrine, malgré l'absence de Dieu, s'accorde sans effort avec le catéchisme chrétien, avec ce principe de l'Évangile, ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse.

«

L'homme, ajoute le roi, une fois convaincu que son intérêt lui commande d'être vertueux, se sentira nécessairement attiré vers la vertu; et quand il aura compris qu'il vit conformément à l'Évangile, il sera facile de faire naître en lui le sentiment qu'il doit faire par amour de Dieu ce qu'au fond et en réalité il fait par amour de soi2.

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On le voit, l'objection de d'Alembert subsiste, avec la correspondance où elle est consignée. Si cette correspondance est inférieure en force, en raison, en grandeur de pensée et de sentiment, à la lettre énergique où Turgot mit Condorcet dans la confidence de son mépris pour le livre d'Helvétius, « ce livre de philosophie sans logique, de littérature sans goût et de morale sans honnêteté, » elle mérite cependant d'être jointe, à titre de correctif, à l'Essai de Frédéric. Elle est un hommage involontaire, rendu à cette loi de la conscience que Turgot et Rousseau, Mérian et Shaftesbury regardaient, sinon comme innée, du moins comme naturelle, c'est-à-dire comme «< fondée sur la constitution de notre esprit et de notre âme, et sur nos rapports avec tout ce qui nous environne. >>

1 Correspondance de d'Alembert et de Frédéric, T. I, p. 151 sqq. 2 1770, 29 janvier et 7 mai.

L'Académie de Berlin était encore ici du côté des spiritualistes. Le secrétaire perpétuel, en analysant le Mémoire « de l'auteur le plus respectable, dit-il, d'un auguste philosophe, » n'eut garde de proclamer l'amourpropre le principe de la morale. Il nous apprend seulement que ce «< grand maître, convaincu que de bonnes mœurs valent mieux pour la société que tous les calculs de Newton',» publia bientôt après un Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse, pour y reproduire les idées avancées dans l'Essai. Dans cette occasion enfin, l'Académie reconnut que, si le roi lui témoignait de l'estime en lui envoyant des travaux et en participant ainsi à ses occupations, elle n'avait pas sur son esprit assez de prise, pour en chasser les opinions qu'elle combattait publiquement.

1 Mémoires de l'Acad. année 1770, p. 36. Lettre à d'Alembert, 4 janvier 1770.

CHAPITRE III.

La philosophie de Frédéric se peut diviser en trois âges. - Quelle est la philosophie de sa jeunesse : influence de Wolf.-La philosophie de son âge mûr est celle de Voltaire et de d'Alembert: exposition de sa méthode et de ses doctrines. - Ce qu'il pense de Dieu et de l'âme humaine. En quoi consiste sa morale. - Ses idées sur le devoir, sur le bonheur, sur la patrie. Dans sa vieillesse, Frédéric combat les conséquences extrêmes de ses propres opinions. Anecdotes sur Diderot, Helvétius, d'Escherny, de Lisle. - Appréciation de l'Examen auquel Frédéric soumet le Système de la nature.- Comment il faut juger toute l'activité philosophique du roi, et comment il l'envisage lui-même.

La contradiction qui perce à travers l'Essai sur l'amour-propre est un des caractères distinctifs de la philosophie de Frédéric. Une morale primitivement généreuse s'y marie à un faux système de métaphysique. Il y a combat entre une théorie erronée et une noble nature. Tantôt le philosophe y vaut mieux que ses doctrines, tantôt l'homme y dément le penseur. Pour comprendre le penseur, pour s'expliquer ses doctrines, il faut donc connaître l'homme et son histoire intérieure ; il le faut surtout, parce que le penseur a aussi été un puissant homme d'action.

L'histoire philosophique de Frédéric se divise en trois époques, que l'on n'a jamais marquées avec précision.

Dans la première époque, pendant son adolescence et sa jeunesse, Frédéric cherche sérieusement une philosophie solide et grave, sincère et modérée.

Durant la seconde phase, l'âge mûr, Frédéric se contente d'un système plein d'esprit et parfois de bon sens, mais incomplet et superficiel, mais aussi léger que libre, et qui porte le doute souvent jusqu'à la plus audacieuse négation.

La dernière et courte période de sa vieillesse a un prix particulier. Sans renier les opinions de sa vie passée, Frédéric combat les conclusions extrêmes que certains sophistes en tirent avec scandale. Le vieux monarque se tourne vivement contre le fanatisme sceptique qu'il avait contribué à répandre, et recommande aux sages la circonspection, et non plus la hardiesse.

La première époque se rattache à la philosophie allemande, à Leibniz et à Wolf; la seconde à la philosophie anglaise et française tout ensemble, à Locke, à Voltaire, à d'Alembert. La troisième période n'est dominée par aucun nom propre.

Comme chacune de ces phases a laissé quelques traces, non-seulement dans les travaux que nous venons d'analyser, mais dans les écrits des autres académiciens de Prusse, il est à propos de les caractériser ici par quelques détails nettement circonstanciés1.

A. Jeunesse de Frédéric.

La doctrine qui saisit avec le plus de force l'esprit de Frédéric, aussitôt qu'il commença à réfléchir, c'est le

1 Fülleborn a inséré un court morceau sur la philosophie de Frédéric II, dans la VIIe livraison de ses Beitræge (1796); mais cette pièce est fort audessous de la réputation de solidité dont jouit encore son auteur.

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