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le roi ne s'y montrait pas. Mais, dans le particulier, elle eut avec les académiciens des relations aussi fréquentes qu'agréables. Chargée de tenir la cour durant tout le règne de Frédéric auquel elle survécut de dix ans, elle les réunissait à sa table, au château de Schoenhausen, dans les jardins duquel le roi avait offert un asile à Rousseau. Elle les interrogeait avec une curiosité discrète et polie, elle les écoutait avec un plaisir mêlé de gratitude. Elle s'était donné, à leur égard comme à l'égard du roi, une mission spéciale. Elle cherchait à leur recommander tantôt le christianisme, tantôt la littérature allemande. Aussi pieuse que Frédéric était irréligieux, maniant la langue française presqu'avec autant d'aisance que l'allemand, Élisabeth-Christine employait ses loisirs à traduire en français bon nombre d'ouvrages de morale et d'édification, tels que ceux de Sturm, de Sack, de Gellert, de Spalding, d'Hermès. Elle ne laissait échapper aucune occasion d'intéresser son époux pour les travaux littéraires de ses compatriotes, et de louer les sérieuses dispositions de la plupart des académiciens. Elle ne pouvait espérer de convertir Frédéric, mais elle s'acquit du moins toute son estime. La reine mérite tous les égards par ses vertus inébranlables, dit-il dans son Testament. Elle fut d'autant mieux appréciée, qu'à une étonnante activité, à une bienveillance et à une charité infatigables, elle unissait des connaissances étendues, en même temps qu'un esprit net, aussi juste que réservé. Dans la maison paternelle, dans la savante ville de Wolfenbüttel, puis à Rheinsberg, à Berlin, à Schoenhausen surtout, elle avait coutume de passer chaque jour quelques heures dans une bibliothè

que considérable, qu'elle-même avait formée avec non moins de suite que de discernement. Jordan avait fortifié son goût pour les études historiques, où de solides progrès lui avaient attiré l'admiration de Frédéric. Afin de prouver au roi que sa piété ne craignait pas les objections du pyrrhonisme, elle entreprit la lecture de Bayle et la poussa si loin que l'on disait le roi et la reine savent par cœur entre eux tout ce gros Dictionnaire, l'un sachant le mieux les articles que l'autre aime le moins. On pouvait dire aussi que Frédéric et son épouse exprimaient dans leur conduite deux genres distincts de tolérance. La reine était tolérante à la manière de Fénélon, un de ses modèles, par douceur d'âme, par tendresse et sympathie spirituelle, par l'effet d'une foi patiente, d'une confiance dévouée et résignée, d'une filiale et libre soumision à la volonté divine. Le roi l'était à la façon de Voltaire, à force d'intelligence, de raison et de réflexion, par suite de cette conviction que les opinions humaines sont toutes insuffisantes, et les erreurs de l'esprit toutes innocentes, que chacun a le droit de penser ce qu'il veut ou ce qu'il peut, que chacun est donc obligé de respecter les pensées d'autrui'. Dans la condescendance du roi, dans ce que l'on appelait à Vienne son tolérantisme, entrait une forte dose d'indifférence religieuse, de cette indifférence qui constituait la base inerte, et néanmoins inébranlable, de ses principes philosophiques. Ce que reine, toujours remplie d'une compassion évangélique, supportait par l'ordre et avec l'aide de Dieu, le roi le

la

1 Voyez la dissertation de Frédéric sur l'innocence des erreurs de l'esprit. Comp. lettres de d'Alembert à Voltaire, 27 janvier 1762, 22 février 1764.

souffrait, avec une insouciance parfois dédaigneuse, comme une chose en elle-même insignifiante, peut-être insipide, en tout cas indigne de Dieu et du sage. D'autres fois aussi, le roi subissait stoïquement comme une nécessité fatale, conséquence de lois souveraines et immuables, ce que la reine acceptait, pardonnait, ou même adorait à titre de dispensation providentielle et de grâce salutaire, à titre d'épreuve ou d'expiation. Si différentes que fussent dans l'origine ces deux sortes d'indulgence, elles produisirent au dehors des résultats semblables. Le roi s'inclinait avec déférence devant la pieuse sagesse de son épouse, et la reine ne manquait pas d'excuser, ni même d'admirer celui dont elle plaignait l'incrédulité. Leur double exemple devait puissamment agir sur l'Académie; et l'influence d'Élisabeth-Christine, pour être modeste et cachée, n'en était pas moins réelle, ni moins bienfaisante.

Tel fut l'ascendant que Frédéric et sa famille exercèrent sur cette compagnie et sur les lettres. Si l'on veut savoir comment cet ascendant était apprécié en Europe, il faut lire les discours prononcés à Berlin par Lalande, par d'Argenson-Paulmy, par le duc de Nivernais, et par tant d'autres voyageurs. Il est vrai que, dans ces discours, le désir de plaire et la pompe oratoire fardent et grossissent la cour et la ville; mais après avoir remplacé l'exagération par la simple vérité, l'on y rencontre encore un grand fonds de vraie admiration. Cette admiration, toutefois, avait pour principal objet l'historien, le philosophe qui méditait ou discutait sous les ombrages de Sans-Souci.

LIVRE QUATRIÈME.

FRÉDÉRIC II, HISTORIEN ET PHILOSOPHE.

CHAPITRE PREMIER.

Frédéric II fait lire à l'Académie un grand nombre de mémoires.-Pourquoi il affectionne ce genre de composition. Comment sont accueillis ses Mémoires de Brandebourg.- Comparaison entre ces Mémoires et les Histoires posthumes de Frédéric, pour le fond et pour la forme.-Théorie philosophique de cet historien. — Il veut faire adopter sa méthode historique en Allemagne. — Avantages et inconvénients de cette méthode. - Frédéric comparé, comme narrateur de ses propres actions, à Thucydide, à Xénophon, à César; à Richelieu, à Louis XIV, à Napoléon.

Si Frédéric II n'assistait point aux séances de l'Académie, il aimait du moins à faire lire aux assemblées publiques des discours de sa façon, des dissertations historiques ou philosophiques. Francheville, d'Arget, d'Argens, Le Catt, Thiébault, lurent ainsi un grand nombre d'ouvrages composés par Frédéric.

La forme de mémoire est celle qu'affectionnait sa plume, comme une forme des plus convenables à son

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