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exprimé si librement ses avis et ses souhaits. Nul historien, à cet égard, ne lui a rendu entière justice. On a dignement loué Lessing, alors établi à Berlin, d'avoir consacré les essais de sa plume, vigoureuse autant que fine, à raconter les premiers événements de la guerre dans une Gazette politique, mais on a oublié que ce fut l'Académie qui récompensa Lessing, en lui conférant dès 1760 le titre de membre honoraire. On a justement admiré les chansons militaires que cette même guerre inspirait à un autre habitant de Berlin, à un disciple d'Anacréon et d'Horace, qui, sans être soldat, s'appelait le grenadier prussien, et qui regardait pieusement le Dompteur de la fière Vienne, le Libérateur de l'Allemagne comme un instrument merveilleux de la Divinité, opérant chaque jour des miracles, bien qu'en niant tout miracle1. Mais on a oublié que ce fut l'Académie qui donna d'abord à Gleim le titre de Tyrtée de Prusse. On a vanté de cent manières l'heureuse influence de cette Étoile polaire, comme Gothe appelle Frédéric', l'heureuse impulsion que la mâle conduite du roi, de son armée, de son peuple, donnait à la littérature et à l'esprit public parmi les Allemands, offrant à l'une un germe fécond d'enthousiasme et de réflexions, à l'autre l'idée de l'indépendance nationale et le sentiment de l'énergie patriotique. Mais on a oublié que ce fut l'Académie qui, la première, représenta Fré

2 Ma Vie, 1. XI.

1 Friedrich, oder Gott durch ihn
Das grosse Werk vollbracht,
Gebændigt hat das stolze Wien

Und Teutschland frey gemacht.

Friedrich taæglich Wunder thut,
Und keine Wunder glaubt.

204 HIST. PHILOS. DE L'ACADÉMIE DE PRUSSE. déric comme le défenseur victorieux des États secondaires de l'Allemagne contre les grandes puissances de l'Europe, comme le protecteur redouté de la patrie commune sur les rives du Rhin, ainsi que sur celles de la Vistule ou du Danube.

Il importait de signaler ici l'attitude que l'Académie garda entre 1757 et 1764, et dont un contemporain étranger, le vertueux Thomas, sentit tout le prix. « Qui mieux que vous, écrivait-il en 1767, pourrait parler aux rois et les faire rougir du goût insensé et barbare qu'ils ont presque tous pour la guerre? »

Après le terme des hostilités, Frédéric, loin de blâmer cette attitude, témoigne à l'Académie plus de sympathie qu'autrefois, suivant avec plus d'attention et ses intérêts généraux et les travaux de ses divers membres. Revenu à Berlin avec la ferme résolution d'entrer dans une nouvelle carrière, d'entreprendre d'immenses travaux de restauration, d'appliquer des fonds, si longtemps dépensés en munitions de guerre, à rebâtir des villes et des villages, à ensemencer des champs, des provinces entières; revenu avec l'ardent désir d'émerveiller le monde désormais par des prodiges d'administration civile, tout en réorganisant une armée délabrée, tout en restant l'instructeur de troupes qui étaient devenues pour l'Europe un sujet de jalousie et d'admiration; revenu dans ces louables dispositions, Frédéric prend envers l'Académie de nouveaux engagements. Comment les remplit-il, de 1764 à 1786? Voilà ce qui nous reste encore à montrer, avant que de faire connaître Frédéric II comme académicien, comme historien et comme philosophe.

CHAPITRE IV.

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Depuis 1764, Frédéric n'est plus seulement Protecteur, mais suprême directeur de l'Académie.-Influence de ce changement sur l'administration, sur les nominations, sur les questions mises au concours. - Le départ d'Euler est l'un de ces effets. Si Frédéric abuse de son privilége. Quelles sont les personnes qu'il consulte pour les affaires académiques : d'Argens, d'Alembert, Condorcet, Luchesini.-Leur rapports aver Frédéric. Quelles sont les occasions où l'Académie se plaint de dépendre directement du roi.-Détails sur la présidence: d'Alembert, Diderot, le chevalier de Jaucourt, l'abbé Raynal. — Pourquoi Mendelssohn est exclu par Frédéric. Pourquoi Frédéric refuse de donner à Béguelin la direction de la classe de philosophie.-Anecdotes relatives aux sujets de con cours; en particulier à la question de savoir s'il est utile au peuple d'être trompé. Ce qui fait oublier à l'Académie les désavantages causés par l'intervention royale. Le respect de Frédéric pour les opinions des académiciens explique les louanges qu'ils lui donnent de concert avec toute l'Europe. - Motifs pour lesquels ils célèbrent aussi les parents de Frédéric: le prince Henri, les ducs de Brunswick, la princesse Amélie, la reine Ulrique de Suède.— Rôle particulier d'Élisabeth-Christine, fenime de Frédéric II.

La période où nous entrons et qui embrasse les vingt dernières années de la vie de Frédéric II, se distingue par un caractère général de l'époque antérieure à la guerre de Sept-ans. Cet important caractère est que Frédéric apparaît, dès 1764, non plus seulement comme Protecteur, mais comme directeur suprême, comme haut administrateur de l'Académie, comme son Curateur. La dignité de Protecteur était un rôle en quelque sorte neutre et passif, le rôle d'un médiateur presque invisible, d'un chef plus nominal que réel. La dignité de curateur, au contraire, avait des attributions effectives et dé

cisives elle entraînait une influence personnelle et une intervention directe. Si le protecteur s'était contenté de régner, en laissant faire le président, le curateur prétendait agir par lui-même et régir seul. A l'exemple de Maupertuis, le royal curateur voulait gouverner.

Cette action immédiate et souveraine, se manifestant sous plusieurs formes, produisait plusieurs effets. Elle portait en particulier sur l'organisation de la comptabilité, sur le choix des membres et des correspondants, quelquefois sur celui des questions mises au concours. C'est dans ces divers sens que nous avons à la suivre.

Mais d'abord rappelons que, s'il y avait quelques réformes à introduire dans les affaires administratives de l'Académie, il n'y avait plus rien à changer, en 1764, à l'égard de son logement.

Dès les premiers jours de son règne, Frédéric II avait ordonné de bâtir un édifice qui appartînt en propre à l'Académie, en même temps qu'il faisait construire le grand opéra, l'hôtel des invalides, un dôme et plusieurs palais. Cependant, cet ordre ayant tardé à être exécuté, l'Académie avait, pendant dix ans, continué à s'assembler dans une salle du Château. Cette circonstance était, à la vérité, faite pour accroître sa considération dans le public, pour la faire comparer plus souvent avec l'académie des sciences de Paris, à laquelle Louis XIV avait donné au Louvre, selon l'expression de Fontenelle, un logement spacieux et magnifique', lorsqu'en 1699 il l'avait tirée d'une petite chambre de la Bibliothèque royale. Mais la compagnie prussienne n'en sentait pas moins 1 Histoire de l'Académie des Sciences, 1699, p. 16.

chaque jour combien sa demeure était étroite. « Rien de plus glorieux, disait-elle, que notre séjour au Château ; mais nous manquons d'espace pour y réunir les objets qui se rapportent à nos occupations 1. » Frédéric dut renouveler ses ordres. L'étage supérieur des écuries royales, situées dans la Ville-neuve, fut mis à la disposition de l'Académie; et le 1er juin 1752 elle prit possession de son nouveau domaine avec une solennité inaccoutumée. L'intérieur de cet édifice, qui était d'un bon style, fut décoré et meublé, non-seulement avec luxe, mais avec goût. Son principal mérite, toutefois, consistait dans la quantité et la largeur des appartements, qui étaient assez vastes et assez nombreux pour permettre des assemblées particulières, générales et publiques, en même temps que pour recevoir la bibliothèque, le cabinet d'histoire naturelle, une collection de médailles et tous les articles indispensables à l'étude des sciences. Dès lors, nonobstant les plaisanteries des académiciens sur leurs bruyants voisins, les chevaux de la cour, nulle société savante, au milieu du XVIIIe siècle, n'égalait celle de Berlin, quant à la commodité du logement.

Il n'en était pas de même à l'égard de la comptabilité. Durant la présidence de Maupertuis, quatre académiciens honoraires avaient été chargés de ces soins. Ces administrateurs, dont le dernier fut l'habile ministre Herzberg, n'avaient point négligé leurs fonctions, puisqu'ils avaient su porter les revenus académiques au delà de 50,000 francs; mais ils n'avaient pourtant pas suffisam

1 Mémoires de l'Académie, année 1752.

2 Formey, Souvenirs d'un citoyen, I, p. 182.

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