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CHAPITRE II.

Mort du grand Électeur et avénement de Frédéric I". — Sophie-Charlotte, épouse de Frédéric Ier: sa naissance, son éducation, son caractère, son influence. — Amie de Leibniz, elle lui suggère l'idée d'établir un observatoire, puis une Société des Sciences.— Circonstances qui entourent la formation de ce double établissement. - De quoi Leibniz était occupé vers 1698: efforts qu'il fait pour introduire dans l'Allemagne protestante le calendrier romain, et pour rapprocher les communions chrétiennes. — L'érection de l'Académie est décrétée par Frédéric Ior, le 18 mars 1700.-Les lettres patentes sont données le 11 juillet; le 12, Leibniz est nommé président à vie.— Édit de cette nomination. - Règlement que Leibn z soumet à Frédéric. - Son but général. - Les moyens qu'il propose pour atteindre ce but.― Caractères qui distinguent ce règlement: 1) tendance dominante à l'utilité pratique, à l'application sociale; 2) esprit national et sentiments patriotiques; 3) point de vue religieux, et article relatif aux missions chrétiennes ; 4) absence d'une classe de philosophie, et cependant projet d'un travail philosophique. —Comparaison de l'Académie avec les institutions analogues de Paris et de Londres.— Pourquoi Leibniz l'intitula Société, et non pas Académie.

Le grand Électeur mourut en 1688, au moment où Louis XIV faisait à la fois incendier le Palatinat et bombarder Alger, où Guillaume III descendait en Angleterre pour en chasser les Stuarts'. Quatre ans auparavant, Frédéric, son fils unique et son successeur, avait épousé à Herrenhausen, célèbre château de plaisance des ducs de Hanovre, la personne éminente, la belle et gracieuse fernme que l'Académie de Berlin révère comme sa fondatrice.

Sophie-Charlotte est un des noms les plus chers aux

1 Voyez le Sermon de J. Abbadie, prononcé à l'occasion du couronnement de l'Électeur de Brandebourg, le 13 de juin 1688. Berlin, 1688, in-12.

lettres allemandes et les plus justement loués1. Celle qui le porta avait été disposée par la nature à goûter, à cultiver les sciences, les arts, la philosophie surtout. De bonne heure elle avait été fortifiée dans cette rare inclination par plusieurs membres de sa famille, qui tenait du côté paternel à la maison de Brunswick, si honorablement connue dans l'histoire littéraire, et aux Stuarts par le côté maternel. Elle était l'élève de sa tante, Élisabeth de Bohême, abbesse souveraine de Herforden et amie passionnée de Descartes; puis, de sa mère, l'électrice Sophie, cette habile diplomate qui sut réunir sous le même sceptre l'électorat de Hanovre, les trois royaumes de la Grande-Bretagne, Leibniz et Newton3. A dix-huit ans, Sophie-Charlotte avait fait un voyage en Italie, et un séjour de deux années en France, à la cour de Louis XIV, où des raisons de politique avaient seules fait échouer son mariage avec le premier Dauphin. Devenue margrave de Brandebourg, elle s'était ardemment associée à l'œuvre de civilisation entreprise par FrédéricGuillaume, son beau-père. Au château de Lützenbourg, immortalisé depuis sous le titre de Charlottenbourg, elle rassemblait, sans distinction de naissance, tous les gens d'esprit et de mérite. C'est là qu'elle se plaisait à s'entretenir avec Abbadie, Ancillon, Chauvin, Jaquelot, La

1 Voyez les ouvrages d'Erman et de Varnhagen d'Ense, l'un en français (1804), l'autre en allemand (1837), tous deux consacrés à SophieCharlotte.

2 « La France n'a pas de plus bel esprit que la duchesse Sophie, et de personne plus solidement savante que la princesse Élisabeth.» Chevræana, p. 90. Cf. Descartes, Principia, dédic.; M. V. Cousin, Fragm. de philos. cartés. p. 371.

3 Mot de Fontenelle (Éloge de Leibniz).

croze, Lenfant, le plus souvent avec le grand Beausobre, son chapelain. C'est là qu'elle discuta, le sourire de Vénus sur les lèvres', avec l'Irlandais Toland, qui voulait la gagner à la secte naissante des libres-penseurs; plus tard avec l'Italien Vota, confesseur du roi de Pologne, qui désirait la ramener à l'Église romaine. C'est là principalement qu'elle agitait, avec son père Leibniz, les plus difficiles questions de métaphysique, mille questions alors si spirituellement soulevées par ce Bayle qu'elle fut voir à Rotterdam, et si lumineusement exposées dans la Théodicée. La célèbre, l'admirable Théodicée fut en effet composée sur les sollicitations polies' de celle que Leibniz avait coutume d'appeler «< une prin«< cesse des plus grandes et des plus accomplies, une incomparable reine3. »

On raconte qu'un jour d'automne de l'année 1697, Sophie-Charlotte, à table, devant son époux, manifesta l'étonnement et le regret qu'une ville comme Berlin ne possédât ni observatoire ni astronome. Le premier ministre et le mentor du prince, protecteur zélé des lettres et savant lui-même, Dankelmann, n'avait point assisté à ce repas; mais un des convives, Jablonski, prédicateur de la cour, s'empressa de lui rapporter la juste remarque de l'électrice, et le supplia de remplir bientôt un vœu si

1 C'est Lenfant, témoin de cette controverse, qui rappelle le vers de Virgile:

Olli subrisit vultu quo cuncta serenat.

Leibniz pensait comme Lenfant, et a vanté en vers latins et allemands la grâce et la beauté de la reine, speciem, majestatem, amorem. Voyez Bibliothèque choisie, T. XXIII, p. 327.

2 Chevalier de Jaucourt, Vie de Leibniz, en tête de la Théodicée.

3 Leibniz, préface de la Théodicée. Cf. Opp. V. 134 : Principem divinam. M. V. Cousin, Fragm. de philos. cartés. p. 417 suiv.

raisonnable, un vide de plus en plus sensible. L'homme qui servait ordinairement d'intermédiaire entre Dankelmann et Leibniz, un secrétaire du cabinet, Cuneau, ne tarda pas d'avertir le philosophe de ce qui venait de se passer à Berlin. En ce moment même l'infatigable Leibniz était occupé de deux projets qui avaient quelques rapports, éloignés à la vérité, avec la pensée de SophieCharlotte. Il venait de nouer entre le Hanovre, représentant le lutheranisme, et le Brandebourg, dominant les calvinistes d'Allemagne, des relations dont le but était une alliance religieuse des deux États, et par suite une union protestante capable de balancer la suprématie de la catholique Autriche. Il venait aussi d'adresser à la diète de Ratisbonne, résolue enfin à introduire dans tout l'empire le style nouveau, c'est-à-dire le calendrier romain, un curieux et solide mémoire, où il montrait la nécessité de réformer en même temps l'almanach grégorien, encore défectueux sur quelques points'. La première de ces démarches rendait la présence de Leibniz à Berlin chaque jour plus désirable; et déjà les deux électrices, la mère et la fille, avaient cherché à créer une position qui permît à Leibniz de séjourner dans le Brandebourg, tout en restant au service du Hanovre, par exemple, une sorte d'intendance sur les sciences et les lettres. Le second pas touchait de plus près encore à l'idée d'établir un observatoire, et peut-être de concentrer à Berlin l'importante opération décrétée par la diète.

1 Voyez sur cet important sujet la lettre où Leibniz remercie l'académie des sciences de Paris de sa nomination comme membre étranger (8 février 1700). Voyez Opp. IV, 2, 143-145, et M. V. Cousin, Fragm. philos. T. II, p. 337 sqq.

L'une et l'autre entreprise devait réaliser une des conceptions les plus précieuses à Leibniz et à Sophie-Charlotte, la conciliation durable des diverses confessions chrétiennes, lesquelles seraient ainsi amenées à regarder cette harmonie astronomique comme un heureux point de départ pour un accord religieux.

A peine Leibniz fut-il informé des dispositions favorables de Frédéric, qu'il s'avisa d'étendre la proposition de la margrave, en ajoutant au projet d'un établissement astronomique le plan d'une complète société des sciences. Après divers incidents, après de longues négociations financières, et grâce à l'énergique concours de plusieurs amis, tels que Spanheim et ce ministre Paul de Fuchs qui avait si activement contribué à la fondation de l'université de Halle, l'érection de l'Académie fut décidée, le 18 mars 1700, au château d'Orangebourg. Les fonds nécessaires devaient être fournis par le produit de la vente des calendriers confectionnés à Berlin, et dont le privilége fut octroyé à l'Académie. Quelques semaines plus tard, Leibniz se rendit en Prusse. Le 11 juillet, anniversaire de sa naissance, Frédéric signa les lettres patentes à Cologne sur la Sprée. Le lendemain, Leibniz, alors président de la république des lettres, fut installé, par un édit flatteur, président à vie de la Société des

sciences.

Il n'est pas sans intérêt de citer cette pièce, qui est rédigée en allemand, mais dans l'allemand du dixseptième siècle, c'est-à-dire chargée de latinismes et de gallicismes :

« Étant instruit du mérite et des éminentes qualités

VOL. I.

2

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