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but ultérieur et plus haut, c'est-à-dire à la philosophie?

On ne peut bien répondre à cette question, sans d'abord savoir avec quelque précision en quoi consiste l'histoire.

Or, il me semble qu'on s'en forme une idée assez exacte, si on la conçoit comme la revue, l'analyse et l'appréciation, par ordre de temps et de lieux, d'individus et d'écoles, des systèmes divers qu'a produits le passé; comme la connaissance de ces système sous le rapport de leur origine, de leur déve loppement, de leur destinée et de leur valeur relative; comme la science des grandes idées qui ont successivement paru au sein de l'humanité avec le caractère de la réflexion : science d'une autre science, si l'on peut ainsi parler, qu'elle suit pas à pas, de contrées en contrées et de siècles en siècles, parmi toute la diversité de ses personnages et de ses directions, pour en réconnaître, en expliquer et en juger les travaux; en sorte que son objet n'est pas proprement la vérité, mais ce qu'on a pensé de la vérité; que sa grande affaire est la critique plutôt que la doctrine, et que d'elle-même, qu'on me passe le mot, elle inventorie plutôt qu'elle n'in

vente.

S'il en est ainsi, elle est nécessaire sans doute, mais cependant elle n'est pas suffisante au plein exercice de la pensée, et il lui faut un complément, qui n'est autre que la philosophie; c'est là ce que je voudrais démontrer.

Qu'elle soit nécessaire, excellente, pleine de précieux avantages pour l'étude de la philosophie, je n'ai, on le suppose bien, nulle intention de le con

tester, et je n'ai pas attendu ce moment pour le déclarer; car, en plus d'une occasion dans mes leçons, Voici en substance comment je me suis exprimé à cet égard :

C'est d'abord un fait constant et qui n'a besoin que d'être énoncé, qu'à l'exception des systèmes véritablement primitifs, il n'y a pas une des créations de l'esprit philosophique qui ne se rattache au passé et ne tienne de quelque façon aux créations du même genre dont elle a été précédée; par ce qu'elle en rejette comme par ce qu'elle en admet, par ce qu'elle en retranche comme par ce qu'elle y ajoute, par ses différences comme par ses ressemblances, elle témoigne de ses relations avec ce qui fut avant elle; et même pour les systèmes qu'on peut regarder comme primitifs, s'il n'y a pas antérieurement une philosophie dont ils dérivent, il y a une demi-philosophie, une sorte de religion philosophique, qui est comme la transition de la foi à la science, qui est ce que furent en Grèce les mystères et les poëmes mythiques, et pour les commencements de la scolastique les dogmes du christianisme. Mais c'est surtout pour les philosophies qui succèdent à d'autres philosophies, qu'il n'y a jamais réellement complète innovation, mais seulement rénovation, transformation, évolution, avec une part plus ou moins grande et une force plus ou moins vive d'originalité et d'indépendance dans les individus qui en sont les auteurs; en sorte qu'alors, à vrai dire, le génie n'est lui-même que la haute faculté de s'appliquer avec puissance à des vues déjà émises, mais sans assez de portée, et de les convertir avec grandeur en larges et fécondes théories.

Ce n'est, au reste, ici qu'un cas de cette loi générale qui veut que dans tout ordre, dans celui des idées comme dans celui de la nature, il n'y ait pas de productions sans germes, de développements sans principes, et qui a fait dire à Leibnitz, dans le sentiment profond qu'il avait de cette vérité : « Le présent est gros de l'avenir; le futur pourrait se lire dans le passé; l'éloigné est exprimé dans le prochain; on pourrait connaître la beauté de l'univers dans chaque âme, si l'on pouvait déplier tous ses plis, qui ne se développent sensiblement qu'avec le temps. » (T. II, p. 37.)

Or, pourquoi ce fait constant, cette constance de rapport entre l'histoire et la philosophie, si ce n'est parce que l'une est à l'autre d'une indispensable utilité?

En effet, on n'étudie pas toute cette suite de grands systèmes dont s'est successivement enrichi le domaine de l'esprit humain, sans être amené à les comparer avec ce qu'on pense soi-même et sans tirer de cette comparaison plus d'un genre d'in

struction.

Ainsi, est-on tombé dans quelques graves erreurs? quoiqu'il soit possible de les discerner et de s'en délivrer par soi-même et à l'aide de ses seules réflexions, quelle autre facilité n'y trouve-t-on pas quand on les traite par l'histoire, c'est-à-dire quand on les voit, soit de siècles en siècles, soit de pays en pays, reproduites et variées sous une foule de formes, et, sous toutes ces formes, accompagnées et suivies de doctrines contraires, qui en marquent de toute manière le vice et le danger? Au spectacle si manifeste et si souvent renouvelé du continuel

discrédit dont elles ont été atteintes, il n'y a plus à se faire illusion sur le caractère qu'elles présentent, et on doit être convaincu que la vérité ne saurait se trouver dans des idées qui ont rencontré tant et de si graves contradictions.

Et ce que fait l'histoire pour les erreurs à rejeter, elle le fait également pour les erreurs à éviter; elle nous préserve du mal aussi bien qu'elle nous en guérit; elle nous dirige comme elle nous corrige.

Je ne m'arrêterai pas à le démontrer; je me bornerai à une remarque c'est que souvent la nouveauté, qui est notre principal entraînement aux opinions erronées, perdrait toute sa puissance, car elle ne serait plus la nouveauté, si nous savions par l'histoire que d'autres ont pensé avant nous les mêmes choses que nous et nous ont réduits au seul mérite de les reproduire après eux, certainement avec moins de force, d'éclat et de grandeur. On se laisse séduire à une hypothèse dont on se croit le premier auteur; on n'aurait pas la même faiblesse si on ne s'en croyait que le plagiaire.

Mais outre ces services, déjà considérables quoiqu'ils ne soient que négatifs, l'histoire nous en rend d'autres d'un caractère différent, qui sont du plus haut prix; je veux parler des secours qu'elle nous fournit, d'une part, pour compléter, élargir, développer nos doctrines; de l'autre, pour les maintenir, les confirmer et les consacrer. Et d'abord, en ce qui touche le second de ces points, elle nous donne à la fois des partisans et des contradicteurs; or, si nous sommes dans le vrai, et c'est ici ce que je suppose, contradicteurs et partisans servent également à nous fortifier; ceux-ci en nous prêtant leur autorité et

leur concours, ceux-là en nous exerçant à l'attaque et à la défense; les premiers par les raisons et les preuves dont ils nous appuient, les seconds par les arguments mêmes qu'ils nous opposent et dont nous triomphons; de telle sorte qu'à la fin nous avons toute confiance en des opinions que nous voyons soutenues et autorisées par les uns, et nullement infirmées ni renversées par les autres.

Mais, excellente pour le maintien et la stabilité des doctrines, l'histoire de la philosophie ne l'est pas moins pour leur perfectionnement. Souvent les plus faibles données, une simple vue, un soupçon, que dis-je? même une erreur de la part de nos devanciers, qui nous ouvrent ainsi la voie, peuvent être pour nous un commencement ou une occasion de science. Que sera-ce donc quand, au lieu d'origines pauvres ou douteuses, nous aurons à puiser dans des sources abondantes et pures; quand nous aurons la vérité pour en tirer la vérité ?

L'histoire nous procure tous ces secours. L'homme ne crée rien de rien; il ne crée rien seul et par luimême, et en philosophie, plus qu'en toute autre chose, il a besoin de concours en philosophie, il n'est pas bon, mais non-seulement il n'est pas bon, il n'est pas possible qu'il soit seul; il lui faut l'association; il lui faut donc aussi l'histoire, qui est pour lui comme une manière de s'associer dans le passé avec tout ce qui a excellé par la pensée et par la science.

Sans l'histoire, il vit seul, et seul il ne saurait avoir ni un tel fonds d'expérience, ni de telles ressources d'invention qu'il pût suffire à la tâche de concevoir, de former, de développer tout un système.

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