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moderne apparaît en rivalité avec l'esprit ancien, qu'il ne fera pas oublier, mais qu'il s'efforcera d'égaler.

Cependant, les arts, qui à cette époque traduisent avec tant d'éclat celles des idées de la religion qui se prêtent à la beauté, et qui en les traduisant selon leur génie, les font passer avec liberté de la forme du mystère à celle de l'image, et les rendent de cette façon plus accessibles à la foule, les arts, à ce titre, ne sont certes pas étrangers à l'avénement de plus en plus prochain de la philosophie moderne ; ils sont comme des serviteurs intelligents et éclairés qui la précèdent et l'annoncent avec une grande pompe de spectacle, et lui préparent les voies par des chefsd'œuvre de tout genre, dont ils sèment magnifiquement la route qu'ils lui ont ouverte. Il en est de même de la poésie, qui fait également auprès d'elle office d'initiation, et qui même avec plus de délicatesse, de spiritualité et de profondeur, parce qu'elle en a mieux la puissance, lui gagne plus facilement les intelligences enchantées, et d'autant mieux disposées aux travaux de la réflexion, qu'elles y sont comme séduites par le charme du sentiment; aussi, parmi les noms qui se rattachent au mouvement philosophique, par des rapports, il est vrai, qu'il ne faudrait pas croire trop directs, ne doit-on pas oublier ceux des grands artistes et des grands poëtes, dont les fortes inspirations, quoique traduites en images, ont incontestablement concouru à provoquer dans les esprits le raisonnement et la science. Ainsi Raphaël et Michel-Ange, l'Arioste, le Tasse et Shakspeare, pour ne citer que ceux-là, s'il s'agissait d'un autre siècle, je n'oublierais pas Dante et Pétrarque, sont certainement à leur manière de grands promoteurs d'idées, et s'ils ne sont pas en

effet des maîtres de philosophie, ils sont du moins excellents pour donner l'éveil à la pensée.

Enfin il y aurait à compter parmi les causes de la philosophie moderne, si toutefois ce n'était pas déjà comme une partie d'elle-même, les progrès si remarquables des sciences physiques et naturelles, qui dès le milieu, mais surtout à la fin du xvi° siècle et au commencement du xvII, attestent un esprit si libre et si sûr à la fois de recherche et d'examen : en effet, les observations et les inductions si variées, qui font à cette époque révolution dans le système du monde, qui fixent les lois des astres, qui expliquent le vide, qui donnent le baromètre et le télescope, et amènent la découverte de la circulation du sang, paraîtraient avec raison l'introduction ou le commentaire du Novum organum et du Discours sur la méthode; mais je le répète, alors surtout ces sciences étaient de la philosophie; et Copernic, Kepler, Harvey et Galilée étaient animés du même esprit que Bacon et Descartes.

Il me reste maintenant à jeter un coup d'œil rapide sur l'état politique des pays qui furent, en ces temps, les plus favorables à la philosophie : ces pays sont l'Italie, l'Angleterre, la Hollande et surtout la France; l'Allemagne, qui pour le moment a d'autres soins et d'autres affaires, n'aura son tour que plus tard.

L'Italie, que sa division en un grand nombre d'États rivaux, et les constantes hostilités qui en sont les suites funestes, placent, sous certains rapports, dans une condition défavorable, semble cependant trouver dans les nécessités mêmes de cette condition, un principe de vie intellectuelle et morale, qui la dédommage amplement de sa faiblesse

matérielle. Ces États, en effet, sans cesse en lutte entre eux, et en proie aux étrangers, pour suffire au besoin et au péril de chaque jour, à défaut des grands moyens qui leur sont interdits, forcés de recourir aux petits, dont ils usent de leur mieux, déploient à cette fin une vigueur, un courage, une habileté de conduite qui, dans les hommes d'élite, font les grands caractères et les grands esprits, et dans le peuple, une foule d'âmes, promptes à une vive sympathie pour tout ce qui est noble et beau. Or, à de tels hommes et à un tel peuple accordez la richesse, si royale entre leurs mains, quelle qu'en soit l'origine; accordez, pour en inspirer et en diriger l'usage, le goût et la recherche des plaisirs de l'intelligence, l'ambition de renouveler, et s'il se peut, de surpasser l'ancienne civilisation, dont leur terre a gardé tant de précieux souvenirs, l'empressement à en recueillir les germes épars parmi les ruines, et enfin la fortune du grand événement qui restitue l'antiquité à eux les premiers en Europe, et vous verrez ce que doivent être, à l'avenir de la philosophie, le xv et le xvre siècle en Italie.

En Angleterre, deux puissants règnes, qui semblent presque n'en faire qu'un, tant ils se rapprochent dans le temps, et d'ailleurs politiquement se suivent et se ressemblent, le règne de Henri VIII et celui d'Élisabeth, de près d'un siècle à eux deux, en commençant et en consommant l'acte d'indépendance spirituelle, en vertu duquel l'Église, de l'autorité de Rome passe sous celle de l'État, en donnant à la nation le sentiment vrai de sa puissance, longtemps en vain épuisée en entreprises sur la France, ou en guerres intestines, et enfin tournée vers son

champ naturel, la mer et les colonies; ces deux règnes, disons-nous, impriment aux esprits un mouvement de liberté qui ne tarde pas à s'étendre des choses aux idées, de la politique à la philosophie, et dans celle-ci comme dans celle-là, rend une révolution imminente.

Quant à la Hollande, ce pays dont Spinoza disait qu'il se félicitait d'y vivre, parce que chacun y avait le droit d'y penser comme il voulait, et d'honorer Dieu comme il lui plaisait, elle était en effet par son origine, par son histoire, par l'esprit de ses institutions, par sa position et ses relations, un des États de l'Europe au XVII° siècle, où les esprits énergiques, studieux et indépendants, se trouvaient le mieux placés, pour penser librement; ceux du dehors y venaient chercher paix, asile ou lumières; Descartes s'y retirait, Arnauld et Bayle s'y réfugiaient, Gassendi et Leibnitz la visitaient curieusement; ceux du dedans y vivaient au milieu d'un grand mouvement d'études profanes et religieuses qui vint encore animer le vif esprit du cartésianisme. Si cette république de marchands était comme le centre et le rendez-vous du commerce du monde, cette république de théologiens, de professeurs et d'écrivains était aussi pour les idées un lieu d'actives communications; là vivaient à la fois juifs, protestants et catholiques, jansénistes, arminiens, sociniens, coccéiens, cartésiens et anticartésiens, hommes de toutes religions et de toutes opinions, non pas sans opposition, mais du moins sans oppression, sous des lois douces et libérales, et au sein d'un peuple tolérant par son humeur et par ses mœurs au moins autant que par ses lois.

De son côté, la France, qui dans un premier élan, bien secondé par François Ier, était d'abord entrée dans les voies d'étude de l'Italie, mais s'en était ensuite détournée pour les guerres de religion, après s'être assez agitée et exercée dans ces luttes, cherche enfin un autre emploi et un autre but à ses forces, et aspire à les appliquer aux travaux de l'esprit. Déjà sous Henri IV elle en éprouve le besoin ; mais Henri IV est un soldat, bon roi d'un peuple en armes, mauvais chef d'une société qui aspire à la pensée; il ne fait done rien pour la guider et la pousser dans cette voie. C'est Richelieu, au contraire, venu pour la pensée plus que pour l'épée, quoique en grand homme d'État l'épée ne lui faille point, qui durant ses dix-huit ans de puissance ou plutôt de règne, par goût personnel comme par politique, par penchant comme par calcul, comprend et suit avec intérêt ce mouvement des intelligences, et y reconnaissant un pouvoir à opposer à celui qu'il renverse, le favorise de toutes ses forces, et finit par lui donner place et rang dans l'État. Aussi n'y a-t-il que justice à l'égard de Richelieu, à le mettre, il faut le dire, en partage, avec Louis XIV, du siècle, qui fut en effet à l'un et à l'autre à la fois que le second couronna, mais qu'inaugura le premier, car voyez dans cette époque combien d'hommes appartiennent au temps du grand ministre; Descartes, Gassendi, Pascal, Corneille, Molière et même Bossuet étaient tous des génies faits, avant que Louis XIV commençât à régner, ou du moins à posséder cet incontestable ascendant qu'il exerça par la suite sur tout ce qui s'éleva de grand et de puissant autour de lui. Si vous joignez à ces circonstance l'unité poli-'

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