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ressemblent aux autres; et la raison de cette concordance et de cette unité c'est l'identité foncière du caractère de François avec le caractère de son pays.

Lisez toute la légende de Bonaventure, vous en saurez moins sur S. François, qu'en lisant une page prise au hasard dans les Fioretti. Rappelez-vous le loup de Gubbio, ou bien encore la guérison du lépreu, le repas de Sainte Claire à Notre Dame des Anges, ou bien encore S. François faisant tourner frère Masseo sur le chemin de Sienne; ou bien rappelez-vous François cheminant à travers les Romagnes de compagnie avec frère Léon. Un beau matin, passant au pied de la Rocca de Montefeltro, ils voient des bannières qui flottent au vent, ils entendent la musique et bien loin de s'enfuir vers des lieux moins bruyants, vers le désert, où l'on fait pénitence, ils montent gaiement prendre leur part de la fête.

François a triomphé des honneurs officiels de la sainteté, il n'a pas seulement vécu dans la mémoire du peuple, il y vit encore, et pour qui sait se baisser, écouter le peuple, recueillir les petites fleurs franciscaines, il y a encore moyen d'en faire de délicieux bouquets.

Voici un trait que se racontent les bergers de l'Ombrie; le docteur Umberto Cosmo, professeur au lycée de Turin, est, je crois, le premier à l'avoir recueilli.

<< En ce temps-là S. François et S. Claire étaient toujours ensemble pour évangéliser les environs d'Assise. Un jour d'hiver qu'ils allaient à Valle Gloria, ils s'arrêtèrent à Spello. C'était un vendredi, jour de marché. Ils entrent dans une auberge tout encombrée de monde et demandent à manger.

Pour les embarrasser, on leur apporte du poulet qu'ils auraient dû manger, car la règle franciscaine ordonne à ses disciples de manger tout ce qu'on leur offre; mais tous les regards s'étaient tournés vers eux, et déjà ils entendaient chuchoter de vilaines plaisanteries. François fait un signe de croix et le poulet, revenant à la vie, s'envole à tire d'aile. Grâce à un miracle ils avaient échappé à la calomnie, et après avoir rapidement mangé un peu de pain et bu un peu d'eau, ils sortirent pour continuer leur route.

Lorsqu'ils furent à quelque distance, François, qui cheminait songeur, appela Claire et lui dit : « Petite soeur, avez-vous entendu combien les gens disent de mal de nous? ».

Petite soeur Claire ne répondit rien, car elle avait entendu elle aussi, et se sentait le coeur bien gros, bien troublé. « Il faut nous séparer, ajouta enfin le saint. Voici, vous vous rendrez encore avant la nuit à S. Girolamo. Quant à moi, je vais aller seul, d'un autre côté, là où le bon Dieu me conduira ». Il dit, et elle s'agenouilla, muette, pour recevoir la bénédiction de son père spirituel, puis, sans détourner la tête, elle s'enfonça dans les bois des flancs du Mont Subasio.

François lui, la suivit des yeux, puis aussi ému qu'elle, il reprit machinalement le chemin de Notre Dame des Anges.

Tout à coup elle revint en courant: « Père, quand nous retrouverons-nous? » Et François, voyant la terre couverte de neige, répondit: « Quand l'été reviendra, lorsque les roses fleuriront ». Et ils se séparèrent de

nouveau.

Mais voici que Claire avait à peine fait quelques pas, qu'il lui sembla voir de tous côtés les genévriers de la montagne se transformer en rosiers couverts de fleurs. Elle avança la main. Ce n'était pas une illusion. Elle en cueillit toute une gerbe et courant après le saint, la lui porta dans les bras.

Que se dirent-ils? La légende ne le dit pas, mais ce qu'elle dit, c'est que depuis ce-jour là, François et Claire ne se quittèrent plus. >>

D'où vient donc cette force unique avec laquelle le souvenir de S. François s'est imprimé dans le souvenir populaire? Evidemment tout d'abord de la puissance de sa personnalité, et aussi de sa simplicité, de la netteté avec laquelle elle se détache sur le fond de l'histoire, et par dessus tout de sa sincérité. François a été complètement original, parce qu'il a été tout à fait sincère. Il poussait ici le scrupule jusqu'à ne pas vouloir célébrer la gloire des autres; avec sa finesse merveilleuse il avait deviné le piège tendu à tant d'excellentes gens, qui à force de célébrer les vertus et la sainteté de leurs amis, ou de leur église, finissent par se savoir gré à eux-mêmes des exploits qu'ils ont célébrés chez les autres. Lui si bon, si doux, se montrait d'une implacable sévérité pour ceux d'entre ses frères qui célébraient bruyamment les prouesses des martyrs: « Vous en arrivez, leur disait-il, à ressembler à ces histrions qui à force de jouer le rôle de Roland ou de Charlemagne, se figurent qu'ils sont des héros ou prétendent qu'on leur rende hommage ».

Mais puisqu'il est impossible d'étudier sa biographie, ne pourrions-nous pas du moins nous rendre un compte à peu près exact de ce qui le distingue des autres grands serviteurs de l'idéal, de ce qui fait sa force actuelle et surtout sa force future, ou plutôt pour étudier François, comme il voudrait lui-même être étudié (c'est-àdire non dans sa personne, mais dans son message) ne pourrions-nous pas nous demander quelles sont les vérités essentielles qu'il a annoncées?

Si François d'Assise revenait aurait-il quelque chose à nous dire? aurions-nous quelque chose à apprendre de lui? Oui, messieurs, je le crois très fermement. La situation religieuse, politique, sociale de l'Europe actuelle, est, si on regarde au fond des choses, aux volontés, aux passions, aux intérêts et non aux faits extérieurs, très analogue à celle du XIIIe siècle, et sa parole retentirait aujourd'hui aussi nouvelle, aussi actuelle que lorsqu'elle retentit pour la première fois.

Il y a pourtant quelque chose de changé: nous avons fait ce qu'il déteştait le plus. On a inscrit ses paroles. dans des livres, sur du marbre, on a entassé autour de sa personne les louanges et les ex voto, on n'a oublié qu'une chose, la seule qu'il aurait voulu, vivre de sa vie. On a conservé des paroles qui sont esprit et vie dans des chasses d'argent et d'or qu'on se garde bien d'ouvrir; on a oublié que c'étaient des semences déstinées à être mises en terre pour y germer, y fructifier et y donner de génération en génération des récoltes toujours plus belles.

Il y a deux points sur lesquels François d'Assise me paraît absolument original; deux points sur lesquels il a inauguré une vie nouvelle, qui ne sont pas seulement l'inspiration et la caractéristique de sa mission dans le passé, mais qui devront soutenir l'édifice de la future rénovation religieuse, si nous ne devons pas périr dans le matérialisme: le premier, c'est la notion franciscaine de la pauvreté; le second, c'est la méthode d'apostolat inaugurée par S. François. Le premier, c'est le fond de son message; le second, sa propagation.

Dante l'avait bien vu, et quand il veut caractériser d'un mot la personne de François, il l'appelle l'époux de la pauvreté. C'est qu'en effet la notion franciscaine de la pauvreté contenait le germe de toute une révolution, ou, pour mieux dire, de toute une réformation à la fois politique, religieuse et sociale.

Cette révolution n'a pas abouti. Il y eut dans les premières années du XIIIe siècle en Italie et dans toute l'Europe comme un frisson d'enthousiasme. Les peuples relevèrent la tête comme autrefois les bergers de Bethléhem; on croyait que les nuées allaient se déchirer, et qu'on allait voir s'accomplir quelque mystérieux renouveau. Paix sur la terre, non aux riches, aux puissants, aux savants, paix aux hommes de bonne volonté! Mais voilà que tout à coup les ouvriers du champ spirituel, sortis de grand matin, demeurèrent muets de terreur. Dans le calme d'une nuit sans nuage le froid était

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