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LE PREMIER DES BEAUX-ARTS.

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musique, et quelquefois la parole imprime à la musique une précision qui la tue et lui ôte ses effets propres, le vague, l'obscurité, la monotonie, mais aussi l'ampleur et la profondeur, j'allais presque dire l'infinitude. Je n'admets nullement cette fameuse définition du chant,-une déclamation notée. Une simple déclamation bien accentuée est assurément préférable à des accompagnements étourdissants; mais il faut laisser à la musique son caractère, et ne lui enlever ni ses défauts ni ses avantages. Il ne faut pas surtout la détourner de son objet, et lui demander ce qu'elle ne saurait donner. Elle n'est pas faite pour exprimer des sentiments compliqués et factices, ou terrestres et vulgaires. Son charme singulier est d'élever l'âme vers l'infini. Elle s'allie donc naturellement à la religion, surtout à cette religion de l'infini qui est en même temps la religion du cœur; elle excelle à transporter aux pieds de l'éternelle miséricorde l'âme tremblante sur les ailes du repentir, de l'espérance et de l'amour. Heureux ceux qui, à Rome, au Vatican, dans les solennités du culte catholique, ont entendu les mélodies de Leo, de Durante, de Pergolèse, sur le vieux texte consacré ! Ils ont un moment entrevu le ciel, et leur âme a pu y monter sans distinction de rang, de pays, de croyance même, par les degrés qu'elle choisit elle-même, par ces degrés invisibles et mystérieux, composés et tissus, pour ainsi dire, de tous les sentiments naturels, universels, qui, sur tous les points de la terre, tirent du sein de la créature humaine un soupir vers un autre monde.

Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés, est la peinture, presque aussi précise que l'une, presque aussi touchante que l'autre. Comme la sculpture elle marque les formes visibles des objets, en y ajoutant la vie ; comme la musique, elle exprime les sentiments les plus profonds de l'âme, et elle les exprime tous. Dites-moi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre. Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher du soleil, l'Océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l'homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l'âme. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que

la musique, la peinture s'élève au-dessus de tous les deux parce qu'elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l'âme humaine dans la richesse et la variété de ses sentiments.

Mais l'art par excellence, celui qui surpasse tous les autres parce qu'il est incomparablement le plus expressif, r'est la poésie.

La parole est l'instrument de la poésie; la poésie la façonne à son usage et l'idéalise, pour lui faire exprimer la beauté idéale; elle lui donne le charme et la puissance de la mesure; elle en fait quelque chose d'intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d'immatériel, de fini, de clair et de précis comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d'animé comme la couleur, de pathétique et d'infini comme le son. Le mot naturel en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman qu'elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture; elle réfléchit le sentiment comme la peinture et la musique, avec toutes ses variétés, que la musique n'atteint pas, et dans leur succession rapide que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture: et elle n'exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est à peu près inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée entièrement séparée des sens, la pensée qui n'a pas de forme, la pensée qui n'a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste dans aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée!

Songez-y. Quel monde d'images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot la patrie! et cet autre mot, bref et immense : Dieu! Quoi de plus clair, et tout ensemble de plus profond et de plus vaste!

:

Dites à l'architecte, au sculpteur, au musicien même, d'évoquer ainsi d'un seul coup les puissances de la nature et de l'âme. Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie.

Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésia

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pour leur propre mesure; ils estiment et ils demandent qu'on estime leurs œuvres, à proportion qu'elles se rapprochent davantage de l'idéal poétique. Et le genre humain fait comme les artistes. Quelle poésie! s'écrie-t-on à la vue d'un beau tableau, d'une noble mélodie, d'une statue vivante et expressive. Ce n'est pas là une comparaison arbitraire; c'est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l'art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie la plupart du temps ils s'égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples, comme l'architecture; elle les fait simples ou magnifiques; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes; les différents âges de l'art lui sont égaux; elle reproduit, s'il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l'infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté! Et quel peintre aussi qu'Homère! Et, dans un genre différent, le Dante! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie; mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, puis certains vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d'Esther et d'Athalie. Dans le chant de Pergolèse, Stabat Mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies ira, dies illa, récité seulement, est déjà de l'effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour ainsi dire: chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L'intelligence avance à chaque pas, et le cœur s'élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale; mais elle est lumineuse autant que pathétique; elle parle à l'esprit comme au cœur ; elle est

en cela inimitable et inaccessible, qu'elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les faces des choses tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles!

DELAVIGNE.

(1793--1843.)

Jean-François-Casimir DELAVIGNE, naquit au Hâvre. Peu de poëtes ont joui d'une plus éclatante et plus légitime popularité. Rien ne peut se comparer au succès des Messéniennes, si ce n'est celui de sa tragédie des Vêpres siciliennes. Le Paria, l'École des Vieillards, Marino Faliero Louis XI, les Enfants d'Édouard, Don Juan d'Autriche, la Fille du Cid, la Popularité, etc., œuvres dramatiques non moins remarquables par la conception que par l'exécution, tiendront toujours un rang distingué dans notre riche répertoire. Après l'École des Vieillards, il fut élu membre de l'Académie à l'unanimité des suffrages. Les Ballades italiennes, publiées après sa mort, ont révélé en lui un talent lyrique de premier ordre.

Trois jours de Christophe Colomb.

"En Europe! en Europe!-Espérez !-Plus d'espoir !
-Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde !"
Et son doigt le montrait, et son œil, pour le voir,
Perçait de l'horizon l'immensité profonde.

Il marche, et des trois jours le premier jour a lui;
Il marche, et l'horizon recule devant lui;

Il marche, et le jour baisse ; avec l'azur de l'onde
L'azur d'un ciel sans borne à ses yeux se confond;
Il marche, il marche encore, et toujours; et la sonde
Plonge et replonge en vain dans une mer sans fond.

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Le pilote en silence, appuyé tristement
Sur la barre qui crie au milieu des ténèbres,
Écoute du roulis le sourd mugissement,
Et des mâts fatigués les craquements funèbres.
Les astres de l'Europe ont disparu des cieux;
L'ardente Croix du sud épouvante ses yeux.
Enfin l'aube attendue et trop lente à paraître

LOUIS XI ET SON MÉDECIN.

Blanchit le pavillon de sa douce clarté :

"Colomb, voici le jour ! le jour vient de renaître !" "Le jour ! et que vois-tu ?-Je vois l'immensité."

Qu importe? il est tranquille... Ah! l'avez-vous pensé ?
Une main sur son cœur, si sa gloire vous tente,
Comptez les battements de ce cœur oppressé,
Qui s'élève et retombe, et languit dans l'attente;
Ce cœur qui, tour à tour brûlant ou sans chaleur,
Se gonfle de plaisir, se brise de douleur.

Vous comprendrez alors que durant ces journées,
Il vivait, pour souffrir, des siècles par moments.
Vous direz: "Ces trois jours dévorent des années,
Et la gloire est trop chère au prix de ces tourments."

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-La mort !

Le second jour a fui. Que fait Colomb ? il dort;
La fatigue l'accable, et dans l'ombre on conspire.
"Périra-t-il ?-Aux voix !-La mort ! La mort!
-Qu'il triomphe demain, ou, parjure, il expire.'
Les ingrats! quoi! demain il aura pour tombeau
Les mers où son audace ouvre un chemin nouveau
Et peut-être demain leurs flots impitoyables,
Le poussant vers ces bords que cherchait son regard,
Les lui feront toucher, en roulant sur les sables
L'aventurier Colomb, grand homme un jour plus tard !...

Il rêve comme un voile étendu sur les mers,
L'horizon qui les borne à ses yeux se déchire,
Et ce monde nouveau qui manque à l'univers,
De ses regards ardents il l'embrasse, il l'admire.
Qu'il est beau, qu'il est frais ce monde vierge encor!
L'or brille sur ses fruits, ses eaux roulent de l'or !
Déjà plein d'une ivresse inconnue et profonde,
Tu t'écrias, Colomb: "Cette terre est mon bien!..."
Mais une voix s'élève, elle a nommé ce monde,
O douleur ! et d'un nom qui n'était pas le tien...

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(Messéniennes.)

Louis XI et son

médecin.

(Coictier, médecin, à Commines.,

Il serait mon tyran, si je n'étais le sien.

Vraiment, ne l'est-il pas ? sait-on ce qu'on m'envie ?
Du médecin d'un roi sait-on quelle est la vie?
Cet esclave absolu, qui parle en souverain,

Ment lorsqu'il se dit libre, et porte un joug d'airain.

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