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LA FABLE AUX DIFFÉRENTS AGES DE LA VIE. 205

chien qu'ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu'à l'école. Pour les animaux féroces, ils y retrouvent ce que leur mère leur en a dit, le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes. Ils s'amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l'innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin; ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux; et j'en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L'esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent par le livre à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu'ils ont senti, ils s'exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux et avec plus d'intérêt. C'est là, pour cet âge, le profit proportionné dont j'ai parlé.

Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens. Ils préfèrent les illustres séducteurs qui les trompent sur euxmêmes, et leur persuadent qu'ils peuvent tout ce qu'ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu'enfants on leur a donné à lire. C'était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale de ménage. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue de quelque plaisir que son imagination avait grossi, ouvre le livre dédaigné, quelle n'est pas sa surprise, en se retrouvant, parmi les animaux auxquels il s'était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées!

Ce temps d'ivresse passé, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s'approchant d'un plus grand

de ses forces en luttant avec un plus fort, de son intelli gence en voyant le prix remporté par un plus habile; quand la maladie, la fatigue lui ont appris qu'il n'y a qu'une mesure de vie; quand il est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, et qui le lui dit, et qui le console, non par d'autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu'on peut en ôter de points par la comparaison avec le mal d'autrui.

Vieillards enfin, arrivés au terme "du long espoir et des vastes pensées," le fabuliste nous aide à nous souvenir. Il nous remet notre vie sous nos yeux, laissant la peine dans le passé, et nous réchauffant par les images du plaisir. Enfermés dans ce petit espace de jours précaires et comptés, quand la vie n'est plus que le dernier combat contre la mort, il nous en rappelle le commencément et nous en cache la fin. Tout nous y plaît: la morale, qui se confond avec notre propre expérience, de telle sorte que lire le fabuliste, c'est ranimer l'art, dont nous sommes touchés jusqu'à la fin de notre vie comine d'une vérité supérieure et immortelle; les mœurs et les caractères des animaux, auxquels nous prenons le même plaisir qu'étant enfants, soit ressouvenir des imperfections des hommes, soit l'effet de cette ressemblance justement remarquée entre la vieillesse et l'enfance. Il est peu de vieillards qui n'aient quelque animal familier, c'est quelquefois le dernier ami; celui-là du moins est connu. Il souffre nos humeurs et joue avec la même grâce pour le vieillard que pour l'enfant. Le maître du chien n'a ni âge, ni condition, ni fortune; le faible est pour le chien le seul puissant de ce monde; le vieillard lui est un enfant aux fraîches couleurs; le pauvre lui est roi.

(Histoire de la littérature française.)

ERNEST LEGOUVÉ.

(1807.)

Ernest-Wilfrid LEGOUVÉ, est né à Paris. Son premier essai littéraire lui mérita le prix de poésie de l'Académie française. Seul ou

LES DEUX HIRONDELLES DE CHEMINÉE.

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en collaboration, il a donné au théâtre des drames et des comédies, dont la plupart ont obtenu un grand succès. Guerrero, Médée, Ur. jeune homme qui ne fait rien, sont ses ouvrages dramatiques les plus importants; on lui doit encore deux très-remarquables romans, Beatrix et Edith de Falsen. Mais l'œuvre où il a révélé les plus solides qualités comme écrivain, c'est son Histoire morale des femmes, qui a été imprimée sous plusieurs formats et mérite d'être placée dans toutes les bibliothèques.

Les deux Hirondelles de cheminée.

Hier, à mon logis par le froid ramené,

J'inaugurais l'hiver dans l'âtre abandonné,

Lorsque par le foyer, au milieu d'un bruit d'ailes,

La bise m'apporta ces deux voix d'hirondelles :

"Ma fille, il faut partir : précurseurs de l'hiver,
Des bandes de vanneaux ce matin fendaient l'air,
Et du haut de ce frêne, à la cime effeuillée.
A retenti trois fois notre cri d'assemblée.
Cependant sur ton nid tu demeures encor :
Appelle tes petits, ma fille, et prends l'essor !
Je dois rester.

Non; viens! La première colonne,
Par avance déjà se groupe et s'échelonne;

Le moment du départ est fixé pour ce soir;

Car tu sais que la nuit, sous son grand manteau noir,
Peut seule à tous les yeux dérober notre fuite,

Et des oiseaux de proie égarer la poursuite.

O ma mère ! ta fille, hélas ! ne partira
Ni ce soir, ni demain, ni le jour qui suivra.

- Pourquoi done?

Dans le nid où tu m'as élevée
J'élevais en espoir ma première couvée ;
Un cruel m'en chassa; je fuis: cette maison
N'abrita mes amours qu'à l'arrière-saison,
Et de mes chers petits l'aile encore incertaine
Ne les porterait pas jusqu'à cette fontaine.

Viens l'enfance est peureuse; et toi, ma fille, aussi,
L'an dernier tu tremblais de t'éloigner d'ici ;

Ton père te soutint, et tu suivis ton père :
Soutiens-les; ils suivront.

-Regarde-les, ma mère ;

Un rare et fin duvet couvre à peine leur corps.

Mais que deviendras-tu, pauvre enfant ? Sur ces bords L'hiver est si terrible! Ah! je me le rappelle !

Un automne, le plomb avait brisé mon aile e;
Je restai. Que de maux ! La neige couvrait tout.
Pas un seul moucheron! pas un abri! partout
Je voyais des oiseaux s'abattre sur la terre,
Et tomber morts de froid!

Morts de froid! o ma mère !
Fendre l'air en criant, et tomber morts de faim.
Morts de faim!

- Et moi, moi, je ne vécus, enfin,

Qu'en m'attachant aux murs, et de givre imprégnée,
Cherchant dans les débris de toile d'araignée
Des cadavres d'insecte... Appelle tes petits !...

A peine autour du toit sont-ils encor sortis.

Il n'importe voltige, en offrant à leur vue
Quelque ver, quelque mouche à ton bec suspendue:
La convoitise sert de courage à l'enfant ;

Il s'avance d'un pas, ou s'éloigne d'autant;
L'objet qui fuit l'attire; il le suit, il s'élance,
Et, radieux, dans l'air voilà qu'il se balance:
Ainsi t'ai-je donné ta première leçon.

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Mais ils n'étaient pas nés au temps de la moisson.

Viens donc seule,...et fuyons loin de ces lieux funestes

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Ils ne mourront pas seuls au moins! Et dût le froid Me glacer avec eux sur notre nid étroit,

Dût en ce foyer mort la flamme rallumée

M'étouffer des demain sous des flots de fumée,

Je ne les quitte pas. Au dedans, au dehors,

Le jour, la nuit, partout, mon corps couvre leur corps, L'amour agrandira mes ailes !...La nature

LES DEUX HIRONDELLES DE CHEMINÉE.

Ne veut pas que mon sang leur serve de pâture.
Mais il peut réchauffer s'il ne peut pas nourrir,
Pour les défendre encore à cet instant suprême,
Et leur faire un abri de ma dépouille même.

Ma tille, tu fais bien. J'eusse été dans ces lieux
Vaillante comme toi, pour toi faible comme eux,
Reste donc ! Mes petits m'attendent sous le frêne;
Le devoir qui t'arrête est celui qui m'entraîne ;
Il faut nous séparer, il le faut. Que ce lieu
Te soit hospitalier !...Adieu, ma fille.

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Je n'entendis plus rien. Puis un battement d'aile
M'annonça le départ de la mère hirondelle;
Puis un faible soupir. Et moi je dis tout bas :
"Ne crains rien, doux oiseau, tu ne périras pas,
Chaque jour, par mes soins, une ample nourriture
Ira chercher la mère et sa progéniture;
Élevée entre nous, une épaisse cloison,
Des vapeurs du foyer détournant le poison,
Ne laissera monter jusqu'à ton nid paisible
Que la douce chaleur d'une flamme invisible;
Et, je le sens, mon cœur d'émotion battra
Quand au printemps ta mère en ces lieux accourra,
Te trouvera vivante, et que, sans l'oser croire,
De tes jours préservés tu lui diras l'histoire.

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(Poésies diverses

GERARD DE NERVAL.

(1808-1855.)

Gérard de Nerval, né à Paris, s'est fait connaître comme poëte et comme prosateur : comme poëte, par ses Elégies nationales et satires politiques; comme prosateur, par son Voyage en Orient, son meilleur ouvrage, ses romans, ses articles et surtout des impressions de voya ge dans plusieurs journaux et revues. Dans tous ses écrits, il a su allier aux plus riches fantaisies de l'imagination une précieuse simplicité de style. Il publia aussi, en 1828, une traduction de Faust, qui fut, dit-on, très goûtée de Goethe.

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