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livre sur l'Allemagne (1813). Ce dernier ouvrage, le plus important de tous, a puissamment contribué à faire naître en France une ère nouvelle pour les arts, la littérature et la philosophie.

Parmi ses autres ouvrages on remarque Delphine (1802), roman inférieur, sous tous les rapports, à Corinne; Considérations sur les prin cipaux événements de la révolution française (1814); de la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), etc.

Le style de inadame de Staël, qui réunit l'élégance et la force, est en rapport avec l'énergie des pensées et l'enthousiasme qui les carac térise très-souvent.

Influence de l'Enthousiasme sur le Bonheur.

Il est temps de parler de bonheur ! j'ai écarté ce mot avec un soin extrême, parce que depuis près d'un siècle surtout on l'a placé dans des plaisirs si grossiers, dans une vie si égoïste, dans des calculs si rétrécis, que l'image même en est profanée. Mais on peut le dire cependant avec confiance, l'enthousiasme est de tous les sentiments celui qui donne le plus de bonheur, le seul qui en donne véritablement, le seul qui sache nous faire supporter la destinée humaine, dans toutes les situations où le sort peut nous placer.

C'est en vain qu'on veut se réduire aux jouissances matérielles, l'âme revient de toutes parts; l'orgueil, l'ambition, l'amour-propre, tout cela c'est encore de l'âme, quoiqu'un souffle empoisonné s'y mêle. Quelle misérable

existence cependant que celle de tant d'hommes en ruse avec eux-mêmes presque autant qu'avec les autres, et repoussant les mouvements généreux qui renaissent dans leur cœur, comme une maladie de l'imagination que le grand air doit dissiper! Quelle pauvre existence aussi, que celle de beaucoup d'autres qui se contentent de ne pas faire du mal, et traitent de folie la source d'où dérivent les belles actions et les grandes pensées! Ils se renferment par vanité dans une médiocrité tenace, qu'ils auraient pu rendre accessible aux lumières du dehors; ils se condamnent à cette médiocrité d'idées, à cette froideur de sentiments qui laisse passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni souvenirs; et si le temps ne sillonnait pas leurs traits, quelles traces auraient-ils gardées de son passage? S'il ne fallait pas vieillir et mourir, quelle réflexion sérieuse entrerait jamais dans leur tête ?

INFLUENCE DE L ENTHOUSIASME SUR LE BONHEUR. 11

Quelques raisonneurs prétendent que l'enthousiasme dégoûte de la vie commune, et que, ne pouvant pas toujours rester dans cette disposition, il vaut mieux ne l'éprouver jamais; et pourquoi donc ont-ils accepté d'être jeunes, de vivre même, puisque cela ne devait pas toujours durer? Pourquoi done ont-ils aimé, si tant est que cela leur soit jamais arrivé, puisque la mort pouvait les séparer des objets de leur affection? Quelle triste économie que celle de l'âme ! elle nous a été donnée pour être développée, perfectionnée, prodiguée même dans un noble but.

Plus on engourdit la vie, plus on se rapproche de l'existence matérielle, et plus l'on diminue, dira-t-on, la puissance de souffrir. Cet argument séduit un grand nombre d'hommes ; il consiste à tâcher d'exister le moins possible. Cependant, il y a toujours dans la dégradation une douleur dont on ne se rend pas compte, et qui poursuit sans cesse en secret : l'ennui, la honte et la fatigue qu'elle cause, sont revêtus des formes de l'impertinence et du dédain par la vanité; mais il est bien rare qu'on s'établisse en paix dans cette façon d'être sèche et bornée. qui laisse sans ressource en soi-même, quand les prospérités extérieures nous délaissent. L'homme a la conscience du beau comme celle du bon, et la privation de l'un lui fait sentir le vide, ainsi que la déviation de l'autre, le remords.

On accuse l'enthousiasme d'être passager; l'existence serait trop heureuse si l'on pouvait retenir des émotions si belles; mais c'est parce qu'elles se dissipent aisément qu'il faut s'occuper de les conserver. La poésie et les beaux-arts servent à développer dans l'homme ce bonheur d'illustrer son origine qui relève les cœurs abattus, et met à la place de l'inquiète satiété de la vie le sentiment habituel de l'harmonie divine dont nous et la nature faisons partie. Il n'est aucun devoir, aucun plaisir, aucun sentiment qui n'emprunte de l'enthousiasme je ne sais quel prestige, d'accord avec le pur charme de la vécité.

Si l'enthousiasme enivre l'âme de bonheur, par un prestige singulier il soutient encore dans l'infortune; il laisse après lui je ne sais quelle trace lumineuse et profonde, qui ne permet pas même à l'absence de nous effacer du

cœur de nos amis. Il nous sert aussi d'asile à nous. mêmes contre les peines les plus amères, et c'est le seul sentiment qui puisse calmer sans refroidir.

Dernier chant de Corinne.

Recevez mon salut solennel, ô mes concitoyens! Déjà la nuit s'avance à mes regards; mais le ciel n'est-il pas plus beau pendant la nuit? Des milliers d'étoiles le décorent. Il n'est de jour qu'un désert. Ainsi, les ombres éternelles réveillent d'innombrables pensées que l'éclat de la prospérité faisait oublier. Mais la voix qui pourrait en instruire s'affaiblit par degrés; l'âme se retire en elle-même, et cherche à rassembler sa dernière chaleur.

Quelle confiance m'inspirait jadis la nature et la vie! Je croyais que tous les malheurs venaient de ne pas assez penser et de ne pas assez sentir, et que déjà sur la terre on pouvait goûter d'avance la félicité céleste, qui n'est que la durée dans l'enthousiasme et la constance dans l'amour.

Non, je ne me repens point de cette exaltation généreuse; non, ce n'est point elle qui m'a fait verser les pleurs dont la poussière qui m'attend est arrosée. J'aurais rempli ma destinée, j'aurais été digne des bienfaits du ciel, si j'avais consacré ma lyre retentissante à célébrer la bonté divine manifestée par l'univers.

Vous ne rejetez point, ô mon Dieu! le tribut des talents. L'hommage de la poésie est religieux, et les ailes de la pensée servent à se rapprocher de vous.

Il n'y a rien d'étroit, rien d'asservi, rien de limité dans la religion. Elle est l'immense, l'infini, l'éternel; et loin que le génie puisse détourner d'elle, l'imagination dès son premier élan dépasse les bornes de la vie, et le sublime en tous genres est un reflet de la divinité.

Ah! si je n'avais aimé qu'elle, si j'avais placé ma tète dans le ciel, à l'abri des affections orageuses, je ne serais pas brisée avant le temps, des fantômes n'auraient pas pris la place de mes brillantes chimères! Malheureuse! mon génie, s'il subsiste encore, se fait sentir seulement par la force de ma douleur.

Quand les desseins de la Providence sont accomplis sur

NATHAN LE SAGE.

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nous, une musique intérieure nous prépare à l'arrivée de l'ange de la mort. Il n'a rien d'effrayant, rien de terrible: il porte des ailes blanches, bien qu'il marche entouré de la nuit, mais avant sa venue mille présages l'annoncent.

Si le vent murmure, on croit entendre sa voix. Quand le jour tombe, il y a de grandes ombres dans la campagne qui semblent les replis de sa robe traînante.

A midi, quand les possesseurs de la vie ne voient qu'un ciel serein, ne sentent qu'un beau soleil, celui que l'ange de la mort réclame aperçoit dans le lointain un nuage qui va bientôt couvrir la nature entière à ses yeux.

Espérance, jeunesse, émotion du cœur, c'en est donc fait ! Loin de moi des regrets trompeurs : si j'obtiens encore quelques larmes, si je me crois encore aimée, c'est parce que je vais disparaître; mais si je ressaisissais la vie, elle retournerait bientôt contre moi tous ses poignards.

Le grand mystère de la mort, quel qu'il soit, doit donner du calme. Vous m'en répondez, tombeaux silencieux; vous m'en répondez, Divinité bienfaisante! j'avais choisi sur la terre, et mon cœur n'a plus d'asile. Vous décidez pour moi: mon sort en vaudra mieux.

(Corinne.)

Nathan le Sage.

Le plus beau des ouvrages de Lessing, c'est Nathan le Sage; on ne peut voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus de naturel et de dignité. Un Turc, un templier et un juif sont les principaux personnages de ce drame; la première idée en est puisée dans le conte des trois Anneaux de Boccace; mais l'ordonnance de l'ouvrage appartient en entier à Lessing. Le Ture, c'est le sultan Saladin, que l'histoire représente comme un homme plein de grandeur; le jeune templier a dans le caractère toute la sévérité de l'état religieux qu'il professe; et le juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d'une admirable simplicité. L'on s'étonne de l'attendrissement qu'il cause, quoiqu'il ne soit agité ni par des

passions vives ni par des circonstances fortes. Une fois cependant, on veut enlever à Nathan une jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu'il a comblée de soins depuis sa naissance: la douleur de s'en séparer lui serait amère; et pour se défendre de l'injustice qui veut la lui ravir, il raconte comment elle est tombée entre ses mains. Les chrétiens immolèrent tous les juifs à Gaza, et dang la même nuit Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants; il passa trois jours prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens; peu છે peu la raison lui revint, et il s'écria: "Il y a pourtant un Dieu; que sa volonté soit faite!" Dans ce moment, un prêtre vint le prier de se charger d'un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le vieillard hébreu l'adopta. L'attendrissement de Nathan, en faisant ce récit, émeut d'autant plus qu'il cherche à se contenir, et que la pudeur de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu'il éprouve. Sa sublime patience ne se dément point, quoiqu'on le blesse dans sa croyance et dans sa fierté, en l'accusant comme d'un crime d'avoir élevé Reca dans la religion juive; et sa justification n'a pour but que d'obtenir le droit de faire encore du bien à l'enfant qu'il a recueilli.

La pièce de Nathan est plus attachante encore par la peinture des caractères que par les situations. Le templier a dans l'âme quelque chose de farouche qui vient de la crainte d'être sensible. La prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l'économie généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et sévère, l'avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses. "m'en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de "retrancher de mes dons; quant à moi, j'aurai toujours

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"Je

ce qui fait toute ma fortune, un cheval, une épée et un seul Dieu." Nathan est un ami des hommes; mais la défaveur dans laquelle le nom de juif l'a fait vivre au milieu de la société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l'expression de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels au développement de ces divers personnages; mais leurs relations ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion.

A la fin de la pièce, on découvre que le templier et la fille adoptée par le juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle. L'intention de l'auteur a visiblement été de donner dans sa famille dramatique l'exemple d'une

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