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Herod. 1. J, c. 34-45.

c'est de lui ôter cette vaine confiance qu'il a dans sa puissance et sa grandeur, comme si elle devait toujours durer, c'est de lui faire connaître que tout ce qui vient de la fortune et qui est de son ressort se ressent de son instabilité, et peut nous être enlevé promptement; et qu'entre la plus haute élevation et la chute la plus funeste, l'intervalle peut n'être que d'un moment.

Crésus ne fut pas long-temps sans éprouver la vérité de ce que lui avait dit Solon. Il avait deux enfants, dont l'un, devenu muet, était pour lui un sujet continuel de douleur; l'autre, nommé Atys, se distinguait par toutes sortes de bonnes qualités entre ceux de son âge, et faisait toute sa consolation. Il crut voir en songe que ce fils bien-aimé devait périr par le fer; nouvelle source de chagrins et d'inquiétudes. On écarte avec soin d'auprès de ce jeune prince tout ce qui a rapport au fer, pertuisanes, lances, javelots; il n'est plus mention ni de siéges, ni de guerre, ni d'armée. On fit un jour une célèbre partie pour prendre un sanglier qui ravageait tout le voisinage : tous les jeunes seigneurs de la cour devaient s'y trouver. Atys demanda avec empressement à son père qu'il lui fût permis d'y aller au moins comme spectateur; il ne put lui refuser cette grace, et il le confia à la garde d'un jeune prince fort sage qui s'était venu réfugier chez lui : il s'appelait Adraste; et ce fut cet Adraste même, qui, croyant lancer son javelot contre le sanglier, tua Atys. On ne peut exprimer ni quelle fut la douleur du père quand il apprit cette funeste nouvelle, ni celle d'Adraste, auteur innocent du meurtre, qu'il punit sur lui-même en se perçant le sein de sa propre épée sur le bûcher de l'infortuné Atys.

Deux années se passèrent ainsi dans un grand deuil, ce malheureux père n'étant occupé que de la perte qu'il avait faite. Mais la réputation naissante et les grandes qualités de Cyrus, qui commençait à se faire connaître, le réveillèrent de son assoupissement. Il crut devoir songer à mettre une barrière à la puissance des Perses, qui prenait tous les jours de nouveaux accroissements. Comme il était fort religieux à sa mode, il ne songea point à former aucune entreprise sans avoir consulté les dieux; mais pour ne point agir à l'aveugle, et pour être en état d'asseoir un jugement certain sur les réponses qu'il en recevrait, il voulut auparavant s'assurer de la vérité des oracles. Pour cela il envoya à tous ceux qui étaient les plus célèbres, soit dans la Grèce, soit dans l'Afrique, des députés qui avaient ordre de s'informer, chacun de son côté, de ce que faisait Crésus dans un certain jour et à une certaine heure qu'on leur marqua : ses ordres furent ponctuellement exécutés. Il n'y eut que la réponse de l'oracle de Delphes qui se trouva yéritable. Elle fut rendue en vers grecs hexamètres, et voici quel en était le sens : Je connais le nombre des grains de sable de la mer et la mesure de sa vaste étendue. J'entends le muet et celui qui ne sait point encore parler. Mes sens sont frappés de l'odeur forte d'une tortue qui est cuite dans l'airain avec des chairs de brebis: airain dessous, airain dessus. En effet, le

roi
ayant voulu imaginer quelque chose qu'il ne fût pas
possible de deviner, s'était occupé à cuire lui-même, au
jour et à l'heure marqués, une tortue avec un agneau
dans une marmite d'airain, qui avait aussi un couvercle
d'airain. Saint Augustin remarque en plusieurs endroits
que Dieu, pour punir l'aveuglement des païens, per-

Herod.

cap. 46-56.

[Herod.

1. i, c. 47.]

1

mettait quelquefois que les démons leur rendissent des réponses qui se trouvaient conformes à la vérité.

Assuré ainsi de la véracité du dieu qu'il voulait consulter, il fit immoler en son honneur trois mille victimes, et fit fondre une infinité de vases, de trépieds, de tables d'or, qu'il convertit en lingots d'or, au nombre de cent dix-sept, pour enrichir le trésor de Delphes. Chacun de ces lingots pesait au moins deux talents. Il y ajouta encore un grand nombre d'autres présents, parmi lesquels Hérodote compte un lion d'or du poids de dix talents, et deux vaisseaux d'une grandeur extraordinaire, l'un d'or, qui pesait huit talents et demi et douze mines; l'autre d'argent, qui tenait six cents mesures nommées amphores. Tous ces présents, et beaucoup d'autres que j'omets pour abréger, se voyaient encore du temps d'Hérodote.

Les députés avaient ordre de consulter le dieu sur deux articles premièrement, si Crésus devait entreprendre la guerre contre les Perses; puis s'il devait appeler à son secours des troupes auxiliaires. L'oracle répondit, sur le premier article, que, s'il portait les armes contre les Perses, il renverserait un grand empire; sur le second, qu'il ferait bien de s'associer les plus puissants peuples de la Grèce. Il consulta de nouveau l'oracle pour savoir quelle serait la durée de son empire. La réponse fut qu'il subsisterait jusqu'à ce qu'on vît un

De ces lingots, longs de 6 palmes (o mèt. 462), larges de 3 palmes (o mèt. 231) et hauts d'une palme (o mèt. 077), il y en avait 4 d'or pur, pesant 3 talents (d'après une correction que je fais au texte d'Hérodote, lisant, rpía Talavra, au lieu de τρία ἡμιτάλαντα ),

en

tout 12 talents d'or, ou 314 kilogr. et 1 13 lingots d'or blanc, c'est-à-dire allié d'argent, dont chacun pesait 2 talents, en tout 226 talents ou 5914 kilogr. d'or blanc.

On ne peut révoquer en doute l'existence de ces riches offrandes : Hérodote les avait vues. L.

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mulet remplir le trône de Médie

il regarda cette

réponse comme une assurance de l'éternité de son empire.

cap. 71.

En conséquence de l'oracle, Crésus fit alliance avec les Athéniens, qui avaient pour-lors à leur tête Pisistrate, et avec les Lacédémoniens, qui étaient sans contredit les deux peuples de la Grèce les plus puissants. Un Lydien, fort estimé pour sa prudence, donna à Herod. l. 1, Crésus un avis très-sensé. « Grand prince, lui dit-il, << à quoi songez-vous de vouloir tourner vos armes contre << des peuples comme les Perses, qui, nés dans un pays « rude et âpre, sont endurcis dès l'enfance à toute sorte << de travaux et de fatigues; qui, vêtus grossièrement << et nourris de même, se contentent de pain et d'eau; << qui ignorent absolument ce que c'est que commodités << et délices de la vie; en un mot, qui n'ont rien à perdre si vous les vainquez, et tout à gagner s'ils vous vainquent, et qu'il serait bien difficile d'écarter de nos « terres, s'ils en avaient une fois goûté les douceurs? << Loin donc de penser à porter la guerre contre eux, « je crois que nous devrions remercier les dieux de << n'avoir pas mis dans l'esprit des Perses de venir atta«quer les Lydiens. » Crésus avait pris son parti, et ne changea point.

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On trouvera le reste de l'histoire de Crésus dans celle de Cyrus que je vais exposer.

LIVRE QUATRIÈME.

COMMENCEMENT DE L'EMPIRE

DES PERSES ET DES MÈDES.

AVANT-PROPOS.

Les trois règnes de Cyrus, de Cambyse, et de Smerdis le mage, seront la matière du quatrième livre. Mais comme les deux derniers sont assez courts, et renferment peu de faits importants, ce livre, à proprement parler, sera l'histoire de Cyrus.

Je me suis trouvé embarrassé dans ce volume à l'occasion de quelques morceaux d'histoire que j'ai donnés ailleurs, qui reviennent ici, et y trouvent leur place naturelle. Le mieux eût peut-être été de les travailler de nouveau et de les faire reparaître sous une nouvelle forme; mais je ne me suis point senti pour cela assez de fécondité d'invention ni assez de variété de style, et d'ailleurs c'était un travail assez inutile. De renvoyer le lecteur à ces endroits, c'eût été couper mal à propos mon ouvrage, et donner un corps d'histoire imparfait et mutilé. J'ai donc pris le parti, et je ne l'ai point fait sans conseil, de remettre ici les endroits qui étaient nécessaires à la suite de mon histoire, et j'en userai

I Dans le second volume de la Manière d'étudier, où je traite de

l'histoire. [ Liv. V, part. 111, ch. 2, art. 1.]

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