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attentive, exacte, étendue, elle a tiré tout une psychologie, toute une morale, une métaphysique, une théodicée même, et surtout un système historique applicable à la philosophie spécialement, et en général, à l'esprit humain tout entier. Elle a su trouver dans la conscience, et les éléments de la nature de l'homme, et les principes nécessaires à la connaissance du monde extérieur. Aussi loin du scepticisme que de l'idéalisme, où se perdaient quelques-uns des penseurs de nos jours, elle a su fonder un dogmatisme qui a déjà exercé une décisive influence sur la direction des esprits; et sans juger définitivement des travaux qui sont encore en voie de s'accomplir, on peut affirmer que le spiritualisme du XIX siècle aura dû surtout sa puissance à la philosophie. C'est un appui énergique et spontané qu'elle a donné à la religion, qui devrait peut-être s'en montrer plus reconnaissante. Mais si l'école contemporaine a porté son attention la plus vive sur ces hautes et pressantes questions de la science, elle a négligé quelque peu la logique, sans d'ailleurs ressentir en rien pour elle le dédain dont l'avait poursuivi l'école sensualiste. D'heureux symptômes annoncent même déjà de meilleurs jours pour ces études; et le syllogisme, depuis longtemps oublié dans les

écoles, y a reparu pour n'en plus sortir. En dehors des écoles, des tentatives assez nombreuses ont été faites, et l'Institut de France s'est honoré en provoquant et en encourageant cette rénovation de la science.

Sommes-nous destinés à la voir s'accomplir dans toute sa portée? Le xixe siècle produira-t-il un système de logique qui puisse être, sinon définitif, qui vienne du moins marquer dans l'histoire de la philosophie, l'une de ces grandes phases qu'y a marquées l'Organon, et que le Criticisme crut quelque temps y devoir marquer aussi? Il serait périlleux de répondre à cette question par une prophétie, que le temps ne se chargerait peutêtre pas de confirmer; mais l'on peut dire que, parmi toutes les nations européennes, c'est la France qui paraît avoir le plus de chances probables pour atteindre ce grand résultat.

L'esprit général de la nation, la langue qu'elle parle et dont le premier mérite est la clarté, le passé de la philosophie française, toute logique dans le moyen-âge, si profondément psychologique avec Descartes, et d'après sa méthode, dont elle seule a la gloire et la véritable pratique, tout nous doit donner de justes espérances. La logique est une science exacte s'il en fut; elle demande dans ceux qui la cultivent, et surtout dans

ceux qui la peuvent faire avancer, une précision, une mesure, une simplicité que ne possède point suffisamment la philosophie allemande. L'Angleterre a presque complétement déserté le terrain de la philosophie; et dans ses plus grands efforts, elle arrive tout au plus à quelques systématisations bâconiennes des sciences naturelles. La métaphysique l'a toujours épouvantée, et la logique n'a jamais été cultivée par elle d'une manière bien sérieuse. La philosophie française, toute préoccupée des grandes questions sociales qu'elle avait soulevées dans le xvme siècle, dut négliger aussi durant quelque temps des études qui jadis lui avaient été si chères. Elle y est aujourd'hui ramenée par le mouvement même qui la conduit depuis les premières années de ce siècle. Mais, il faut le dire, les génies logiques. sont fort rares. L'Inde n'en a eu qu'un seul, Gotama; la Grèce n'a compté qu'Aristote. Le XVIIIe siècle peut-il se vanter, en fait de science logique, d'avoir produit Kant?

Que du moins cette première traduction française de l'Organon, rappelle à la philosophie de nos jours ce que la logique fut chez les Grecs. Qu'elle lui indique aussi ce que la logique pourrait être aujourd'hui, si quelque Aristote nou

veau venait mettre à profit et les matériaux préparés par Descartes, et ceux que lui fournirait sans aucun doute le spectacle si grand et si fécond des sciences contemporaines.

NOTE ADDITIONNELLE.

Je n'ai pas cru devoir mentionner dans cette préface les accusations de plagiat portées quelquefois contre Aristote; elles l'ont été à deux reprises diverses, à des époques fort éloignées, des motifs très-différents, et dans des proportions fort inégales.

par

On a prétendu dans l'antiquité qu'Aristote avait emprunté ses Catégories au pythagoricien Archytas; et Simplicius, tout péripatéticien qu'il est, cite de longs passages du livre encore célèbre de son temps, où Aristote, disait-on, avait puisé. Jamblique et Dexippe, son élève, croyaient à l'authenticité de ce livre, et par con séquent au plagiat, tout aussi bien que Simplicius. Thémistius et Boëce, après lui, rejette nt cette opinion qui n'est point admissible, et qui prouve une connaissance plus que légère de la logique péripatéticienne. L'autorité de Simplicius

est grave, sans doute; mais elle n'est point recevable aux yeux de la critique moderne.

Presque de nos jours, William Jones, se fondant sur certaines traditions semi-grecques, semipersanes, a soutenu sérieusement qu'Aristote avait reçu son système tout fait des Brachmanes, par l'intermédiaire de son neveu Callisthène. Comme l'Inde n'a jamais eu qu'un système de logique, ou mieux, de dialectique, le Nyâya, on en devait conclure que le Nyâya était l'original dont l'Organon n'était que la copie. J'ai traduit et commenté le Nyâya, et l'on peut se convaincre par une simple lecture que les deux monuments n'ont pas la moindre ressemblance. (Voir les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, tom. 3, p. 236 et suiv.)

Il faut donc renoncer à ces accusations, invraisemblables en elles-mêmes, et dont on reconnaît aisément la fausseté, quand on se donne la peine de les examiner de près. L'Organon est une des productions les plus grandes et les plus parfaitement originales du génie grec. Aristote doit conserver la gloire entière de l'avoir conçu et exécuté sans modèle, comme sans imitateurs.

20 Mars 1844.

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