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tifier toutes ces leçons contre le spectacle habituel de la grandeur, contre les hommages et des serviteurs et des courtisans. c'est-à-dire contre la bassesse muette, et la bassesse plus dangereuse encore qui flatte. Il est étonnant que Fléchier ait passé si légérement sur un pareil sujet. Et quand on pense que l'homme qu'il avoit à peindre donnant ces leçons, étoit le duc de Montausier, quel parti l'orateur pouvoit encore tirer d'un gouverneur qui respectoit bien plus la vérité qu'un prince, qui pour être utile auroit eu le courage de braver la haine, et se seroit indigné même de se souvenir que celui qui étoit aujourd'hui son éleve, pouvoit être le lendemain son maître.

CHAPITRE X X X I. Des oraisons funebres de Bourdaloue, de la Rue, et de Massillon.

EST-IL ST-IL vrai que dans tous les genres il n'y ait qu'un certain nombre de beautés marquées, et que lorsqu'une fois elles ont été saisies par des hommes supérieurs, ceux qui marchent ensuite dans la même carriere, soient condamnés à rester fort au-dessous des premiers, et peut-être à n'être plus que des copistes? On croiroit d'abord que les arts n'étant que la représentation de la nature

ou morale, ou passionnée, ou physique; leur champ doit être aussi vaste que celui de la nature même, et qu'ainsi il ne doit y avoir dans chaque genre d'autres bornes que celles du talent. Cependant, l'expérience semble prouver le contraire. Quelle en est la raison?

Tout homme qui le premier s'applique avec succès à un genre, le choisit et l'adopte, parce qu'il est analogue à son esprit et à son ame. C'est lui qui fait le genre et en constitue le caractere. Ceux qui viennent ensuite, trouvent la route tracée, et n'ont plus qu'à la suivre. Mais ce qui est une facilité pour les gens médiocres, est peutêtre un obstacle pour ceux qui ne le sont pas. Car l'homme de génie a bien plus de vigueur et de force pour ce qu'il a créé luimême, que pour ce qu'il imite. Celui qui fait les premiers pas est libre; il n'obéit qu'à son talent, et au cours de ses idées qui l'entraînent. Il fait la regle et le modele, et dicte à sa nation ce qu'elle doit penser. Ses successeurs reçoivent la regle du public, qui tyran bizarre, et gouverné tout à la fois par l'habitude et le caprice, ordonne d'imiter ce qui a réussi, et flétrit ou traite avec indifférence les imitateurs. Qui ne sait d'ailleurs qu'outre les beautés de tous les temps et de tous les lieux, il y a pour chaque genre, des beautés analogues au climat, au gouvernement, à la religion, à la société, aucaractere national? Sous ce poin

de vue, les beautés de l'art sont plus resserrées. Il est bien vrai que la nature est immense, mais les organes de l'homme qui la voit, sont affectés d'une certaine maniere dans chaque époque. Cette maniere de voir et de sentir influe nécessairement et sur l'artiste et sur le juge. Lors donc qu'un genre a été traité par quelques grands hommes dans un pays ou dans un siecle, pour exciter un nouvel intérêt, et avoir des succès nouveaux, il faut attendre que les idées prennent un autre cours, par des changements dans le moral, dans le physique, et peut-être par des révolutions et des bouleversements. Ainsi se renouvelle de distance en distance le champ de la tragédie, de la comédie, de l'épopée, de la fable, de l'éloquence, ou politique ou religieuse.

On peut appliquer une partie de ces idées aux orateurs qui, sous Louis XIV, après Fléchier et Bossuet, composerent des éloges funebres, et qui avec de grands talents, n'ont cependant obtenu dans ce genre que la seconde place. De ce nombre est le célebre Bourdaloue, auteur d'une oraison funebre du prince de Condé. On peut lui reprocher à lui, de n'avoir pas assez imité la maniere de Bossuet.

Bourdaloue prouve méthodiquement la grandeur de son héros, tandis que l'ame enflammée de Bossuet la fait sentir. L'un se traîne et l'autre s'élance. Toutes les

expressions de l'un sont des tableaux; l'autre, sans coloris, donne trop peu d'éclat à ses idées. Son génie austere et dépourvu de sensibilité comme d'imagination, étoit trop accoutumé à la marche didactique et forte du raisonnement pour en changer; et il ne pouvoit répandre sur une oraison funebre cette demi-teinte de poésie, qui ménagée avec goût, et soutenue par d'autres beautés, donne plus de saillie à l'éloquence.

La Rue, moins célebre que lui pour 'les discours de morale, mais né avec un esprit plus souple et une ame plus sensible, réussit mieux dans le genre des éloges -funebres. Il étoit en même temps poëte et orateur. Il avoit, comme Fléchier, le mérite d'écrire en vers dans la langue d'Horace et de Virgile, mais il n'avoit pas négligé pour cela la langue des Bossuet et des Corneille. Ceux qui l'avoient precédé dans cette carrierre, avoient célébré des temps de prospérités et de gloire. Alors la France, en déplorant la mort de ses grands hommes, voyoit de leurs cendres. renaître, pour ainsi dire, d'autres grands: hommes. Parmi les pertes particulieres, le trône étoit toujours brillant; et les trophées publics se mêloient souvent aux pompes funebres des héros. La Rue fut l'orateur de la cour, dans cette époque qui succéda à quarante ans de gloire, lorsque Louis XIV, malheureux et frappé dans ses sujets com

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me dans sa famille, ne comptoit plus au dehors que des batailles perdues, et voyoit successivement dans son palais périr tous ses enfants.

Ce fut lui qui en 1711 fit l'éloge du grand dauphin. Un an après, il rendit le même honneur à ce fameux duc de Bourgogne, éleve de Fénélon. On sait que par une circonstance presque unique, l'orateur avoit à déplorer trois morts au lieu d'une. On sait que la jeune Adélaïde de Savoie duchesse de Bourgogne, princesse pleine d'esprit et de grace, étoit placée dans le même cercueil, entre son époux et son fils. La coutume ridicule et barbare de citer toujours un texte, coutume dont des hommes de génie ont quelquefois tiré parti, produisit cette fois là le plus grand effet. Le texte de l'orateur sembloit être une prédiction de l'événement; et il exprimoit le triste spectacle qu'on avoit sous les yeux, du pere, de la mere et de l'enfant, frappés et ensevelis tous trois ensemble *.

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Quand la consternation et la douleur sont dans une assemblée, il est aisé alors d'être éloquent. La Rue fit couler des larmes et par la force de son sujet, et

ut

* Quare facitis malum grande contra animas vestras intereat ex vobis vir, et mulier, et parvulus de medio Juda, Pourquoi vous attirez-vous par vos péchés un tel malheur, que de voir enlever par la mort, du milieu de vous, l'époux, l'épouse et l'enfant. Jérém. Chap 44.

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