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Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Le cœur d'une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d'amertumes, parlera assez haut; et s'il n'est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un roi me prête ses paroles pour leur dire: Entendez, ô grands de la terre, instruisez-vous, arbitres du monde ; et nunc, reges, intelligite, etc.

Après ce magnifique tableau des vicissitudes royales et du néant des grandeurs de ce monde, Bossuet conclut : « Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois,» parole saintement impérieuse et digne de la mission de l'orateur chrétien. Tout prend une voix dans l'enceinte funèbre pour enseigner les princes. « Le cœur de cette reine lui-même parlera assez haut. » On entend ce cœur royal, élevé dans les prospérités, puis plongé dans l'abîme, et qui parlera assez haut pour instruire les rois.

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Fermeté de la Reine parmi les factions
dont elle est assaillie.

Pendant que le Parlement d'Angleterre songe à congédier l'armée, cette armée, tout indépendante, reforme elle-même à sa mode le Parlement, qui eût gardé quelque mesure, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le roi est mené de captivité en captivité; et la reine remue en vain la France, la Hollande, la Pologne même et les puissances du Nord les plus éloignées. Elle ranime les Écossais, qui arment trente mille hommes; elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses chers enfants, l'unique espérance de sa maison, et confesse à cette fois que, parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie. Elle console le roi qui lui écrit de sa prison même qu'elle seule soutient les esprits, et qu'il ne faut pas craindre de lui aucune bassesse, parce que sans cesse il se souvient qu'il est à elle.

La principale beauté de ce paragraphe se trouve dans le tableau vif et achevé de l'activité de la reine pour relever les affaires du roi son époux. Chaque phrase rappelle une démarche importante de cette princesse, démarches que la destinée de Charles Ier rend inutiles, mais qui montrent comment cette reine intrépide, cette épouse dévouée, aurait pu arrêter la chute du trône, si la volonté divine n'en eût autrement disposé. Ce qui est beau surtout, c'est que l'orateur ne sépare pas dans son éloge la mère héroïque, l'épouse prête à vivre et à mourir pour celui qu'elle aime, de la reine infatigable qui sait que la couronne est un dépôt dont elle doit compte au Dieu de qui elle l'a reçu. L'orateur s'attendrit dans cette parole: « ses chers enfants, l'unique espérance de sa maison, » et plus encore dans ce trait plein de charme : « parmi les plus mortelles douleurs on est encore capable de joie. » Suivons.

O mère, ô femme, ô reine admirable et digne d'une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose. Enfin il faut céder à votre sort; vous avez assez soutenu l'État qui est attaqué par une force invincible et divine; il ne reste plus rien désormais, sinon que vous qui teniez ferme parmi les ruines. Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d'un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu'elle soutenait fond sur elle sans l'abattre ; ainsi la reine se montre le ferme soutien de l'État, lorsque, après en avoir longtemps porté le faix, elle n'est pas encore courbée sous sa chute.

L'apostrophe: «ô femme, ô reine,» résume d'une manière très-vive le triple héroïsme de la reine d'Angleterre. Combien n'eut-elle pas été digne d'une meilleure fortune, « si la fortune de la terre était quelque chose! » Ce trait renferme Bossuet tout entier, je veux dire ce qu'il y a d'imprévu et de soudain dans ce génie, lorsqu'en présence du cercueil des rois, il fait ressortir la vanité de ces grandeurs qui n'aboutissent qu'à un tombeau. Mais comment ce puissant orateur consentira-t-il à nous montrer la reine

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vaincue, se retirant devant les ennemis qui triomphent? Le voici : elle est vaincue, mais elle n'est pas brisée. L'antique constitution s'ébranle, mais la souveraine demeure intrépide, supérieure au choc qui l'accable sans la renverser; c'est là l'idée; mais Bossuet l'exprime par une comparaison pleine de poésie. On a souvent admiré cette comparaison, mais il faut bien comprendre la corrélation de ses parties. «Comme une colonne dont la masse solide était...» l'État chancelait, la reine l'avait soutenu. «Ce grand édifice fond sur elle sans l'abattre ;» la reine a longtemps porté le faix de l'État, et l'État tombe sur elle comme l'édifice sur la colonne. Il y a ici une belle et juste opposition: la colonne n'est pas «< abattue; » la reine «n'est pas courbée sous la chute.» La force vive n'est pas dans la colonne, elle est dans la reine qui n'est pas courbée, tant elle se « tenait ferme parmi les ruines,» avait dit l'orateur, ou plutôt le poëte par un coup de pinceau également achevé. - Remarquez que tout cela est encore rehaussé par ces mots : « Une force invincible et divine.» Dieu a tout conduit : Avec cette pensée, il n'y a ni chute ni défaite ; il n'y a que des revers ou des changements de position au gré de la Providence. Et la suite:

Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs? Qui pourrait raconter ses plaintes? Non, Messi eurs, Jérémie luimême, qui seul semble être capable d'égaler les lamentations aux calamités ne suffirait pas à de tels regrets. Elle s'écrie avec le Prophète: «Voyez, Seigneur, mon affliction. Mon ennemi s'est « fortifié et mes enfans sont perdus. Le cruel a mis sa main sa«< crilége sur ce qui m'était le plus cher. La royauté a été pro<< fanée et les princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi, je << pleurerai amèrement, n'entreprenez pas de me consoler. « L'épée a frappé au dehors; mais je sens en moi-même une << mort semblable. »

Si la reine est ferme et inébranlable comme le marbre, Bossuet n'a pas oublié qu'elle appartient à la race de

l'homme; que de plus elle est femme, et que si sa volonté est inflexible, son cœur s'émeut, se brise et peut ouvrir en lui-même une source abondante de pleurs. Là est la vertu ; on est brisé au dedans de soi, mais on résiste, on lutte, on est vainqueur. Aussi l'orateur emprunte-t-il au chantre des calamités hébraïques les expressions les plus pénétrantes pour peindre les afflictions de la reine. Un des grands mérites de Bossuet, c'est son art de choisir les textes sacrés, de les fondre dans sa propre composition. Quelle allusion vive dans ce dernier trait de la parole du prophète : «L'épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable. » N'est-ce pas la reine qui parle et dit: « Mon époux est mort par l'épée, et moi, épouse divine, je sens que je suis frappée au cœur et que je meurs de sa mort? » L'orateur reprend alors par un mouvement plein d'onction :

Mais après que nous avons écouté ses pla intes, saintes filles, ses chères amies, vous qui l'avez vue si souvent gémir devant les autels de son unique protecteur, et dans le sein desquelles elle a versé les uniques consolations qu'elle en recevait, mettez fin à ce discours en nous racontant les sentiments chrétiens dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces, l'une de l'avoir faite chrétienne; l'autre, Messieurs, qu'attendez-vous? peut-être d'avoir rétabli les affaires du roi son fils? Non, c'est de l'avoir faite reine malheureuse. Ah! je commence à regretter les bornes étroites du lieu où je parle. Il faut éclater, percer cette enceinte, et faire retentir bien loin une parole qui ne peut être assez entendue.

Bossuet s'adresse ici aux religieuses de la Visitation, parmi lesquelles la reine d'Angleterre s'était retirée pour y achever de vivre et pour y mourir. Ces saintes filles peuvent dire combien fut grande son humilité, elle qui remerciait Dieu de l'avoir faite reine malheureuse plus que de tous les retours de fortune que Dieu avait accordés à sa

maison si longtemps abattue. Cela est exprimé dans une des plus belles suspensions oratoires dont l'histoire de l'éloquence ait gardé le souvenir. Impatient des bornes qui le captivent, il voudrait «percer cette enceinte. » Et pourquoi? Pour faire entendre à tous, grands et petits, que la figure de ce monde n'est qu'une ombre, et, comme il le dit plus loin, «qu'il faut unir le christianisme avec les malheurs, et mériter les consolations promises à ceux qui pleurent.

3.

Mort de la duchesse d'Orléans.

Si, dans l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, Bossuet avait eu à retracer le tableau des hautes prospérités et des grands revers, ici, en louant la fille de cette même reine, il était sur un terrain plus intime; il avait à produire des considérations plus accessibles à toutes les âmes. Qu'une reine soit tombée du trône après d'effroyables malheurs domestiques, c'est là surtout un enseignement pour les rois; mais qu'une jeune princesse, ornement de la première cour de l'univers, ait été enlevée du milieu des fêtes par un coup imprévu, « terrible et qui put ne pas sembler naturel;» que cet orateur, qui vient lui rendre cet hommage suprême, soit le même qui, un an auparavant, devant cette même princesse, alors si florissante quoique voilée de sa douleur, rendait à la reine sa mère le même devoir, il y a dans ce tableau des catastrophes de la puissance, de la vie elle-même, qui disparaît avant d'avoir tenu ses promesses, quelque chose de saisissant, qui crie à tous le grand mot que Bossuet a pris pour texte, et dont toute cette oraison funèbre n'est que le développement: VANITÉ. Voici le passage le plus remarquable de tout ce discours, qui est, en effet, un hymne sur les vanités de la vie et de la gloire humaine.

Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous re

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