Page images
PDF
EPUB

Pensée qui est à la fois délicate et profonde.

Les hommes, n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance. se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne point y penser: c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de

maux.

Ne point penser à sa misère, la meilleure invention de l'homme pour s'en consoler. Est-il rien de plus amer et de plus effrayant que cette pensée, si ce n'est peut-être celle qui suit?

Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables; et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour: c'est l'image de la condition des hommes.

«Se regardant,... attendent.» Il y a là un grand effet de style aussi bien que de pensée. Et ceci :

Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais.

« Comédie » est ici pris dans le sens de drame, pièce de théâtre en général, tant comique que tragique; ainsi l'on dit la divine comédie de Dante, œuvre qui pourtant n'a rien de comique. Auguste mourant disait: Applaudissez, la pièce est jouée. On a souvent comparé la vie humaine à un drame, mais jamais d'une manière aussi saisissante que Pascal dans ce trait : « Le dernier acte est toujours sanglant. » Et ce mot si désolé : « On jette enfin...» Quelle lamentable ironie du néant de l'existence ! Mais bien vite, de ce néant de l'existence, Pascal relève l'homme et lui restitue sa grande destinée en présence de Dieu et de l'âme immortelle. Voyez.

Tout ce qui est au monde est, comme dit l'apôtre saint Jean, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des sens, ou orgueil de la vie. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent! Heureux ceux qui étant sur ces fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement affermis; non pas debout, mais assis, tendent la main à Celui qui doit les relever pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jérusalem où ils n'auront plus à craindre les attaques de l'orgueil, et qui pleurent cependant, non pas de voir écouler toutes les choses périssables, mais dans le souvenir de leur chère patrie, de la Jérusalem céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse dans le séjour de leur exil!

Allégorie d'une grande beauté. Tous les hommes ici-bas vivent sur les trois fleuves de feu de la triple concupiscence, «qui embrasent plus qu'ils n'arrosent.» Le secret est de ne pas s'y laisser plonger ou entraîner, mais d'y « être immobilement affermis, non pas debout, mais assis; >> c'est-à-dire sans trop d'impatience et conformes à la volonté suprême, attendant la main divine qui les placera sous les porches, etc... « Ils attendent et pleurent cependant. » Et pourquoi? C'est ce que Pascal nous dit en terminant ce beau passage, avec une onction touchante. Le caractère du génie de Pascal était la force plus que l'effusion; cependant sa piété lui a suggéré des traits pleins d'émotion. Ainsi dans un passage ayant pour titre : le Mystère de Jésus:

Je pensois à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi. Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu me donnes des larmes?

C'est le Sauveur lui-même que Pascal croit entendre lui parler Il y a des larmes dans le cœur du mortel qui entend cette voix et la reproduit ainsi au dehors.

Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois, sont

choses où elle ne tient pas; elle y saute seulement, mais pour retomber aussitôt.

Image nette et réelle. L'âme ici-bas n'a pas d'ailes comme l'oiseau; elle est pareille au quadrupède agile qui s'élance, mais retombe. Ainsi des aspirations de l'homme sur la terre; elles se dissipent ou se brisent contre les bar

reaux.

On ne se détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin. Mais quand on commence à résister et à marcher en s'éloignant, on souffre bien; le lien s'étend et endure toute la violence. Le lien est notre propre corps qui ne se rompt qu'à la mort.

Profonde allégorie, empreinte de tristesse et de grandeur, dont chaque trait porte, ajoute au précédent et veut être médité.

Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage, quand on est assuré qu'il ne périra pas. Les persécutions qui travaillent l'Église sont de cette nature.

De la nature des orages qui passent sur le vaisseau sans le détruire. Remarquez le ton fier: « Il y a plaisir, » et le terme énergique, assez familier aux grands écrivains du dixseptième siècle : «qui travaillent. >>

Est-ce courage à un homme mourant d'aller, dans la foiblesse et dans l'agonie, affronter un Dieu tout-puissant et éternel?

Parfait rapport entre les termes, «faiblesse et agonie >> d'une part, et de l'autre, « tout-puissant et éternel; >> contraste sublime dans la pensée comme dans l'expression.

La piété chrétienne anéantit le moi humain; et la civilité humaine le cache et le supprime.

Pensée profonde; la piété fait le miracle; elle anéantit l'égoïsme; la civilité fait semblant.

La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image de Dieu, et des défauts pour montrer qu'elle n'en est que l'image.

Pensée fine et qui laisse deviner ce qu'elle n'exprime pas; mais finesse de Pascal et qui cache la profondeur.

Il y a une guerre intestine dans l'homme entre la raison et les passions. Il pourroit jouir de quelques paix s'il n'avoit que la raison sans passions, ou s'il n'avoit que la passion sans raison. Mais ayant l'un et l'autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre ; mais il est toujours divisé et contraire à lui-même.

C'est ici un excellent résumé de philosophie morale. Les passions sont opposées à la raison; la vie morale se passe dans cette « guerre intestine, » mais la volonté intervient, et, la grâce aidant, se détermine pour la raison ou pour les passions. Elle agit, elle est le fonds de l'homme.

Nous ne citerons rien des Provinciales, pamphlet plein de verve, où l'on peut admirer la force, la vivacité, la chaleur, la plaisanterie acerbe, la dialectique; mais dans lequel Pascal, cédant malheureusement à l'esprit de secte, s'est montré coupable d'injustice et plein de partialité, en attribuant à un corps entier des doctrines répréhensibles qui s'étaient rencontrées dans les écrits de certains de ses membres. Demeurant dans une région toute littéraire, nous citerons encore de ce grand écrivain un morceau moins cité, moins admiré et très-beau.

[blocks in formation]

Lettre de Pascal à la reine Christine de Suède en lui dédiant son ouvrage sur la Roulette.

Madame, je sais que Votre Majesté est aussi éclairée et savante que puissante et magnanime. Voilà la raison qui m'a déterminé à m'adresser plutôt à Votre Majesté qu'à tout autre prince. J'ai une vénération bien plus grande pour les personnes d'un mérite sublime, que pour celles qui n'ont que des titres pompeux, un nom célèbre, des aïeux illustres et une fortune brillante. Les premiers sont les vrais souverains de la terre. Il me semble que le pouvoir des rois sur leurs sujets n'est qu'une image imparfaite et grossière du pouvoir de l'esprit fort sur les esprits foibles. Le droit de persuader et d'instruire est, pour les philosophes, ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Quelque puissant, quelque redoutable que soit un monarque, tout manque à sa gloire, s'il n'a pas l'esprit éminent. Un citoyen obscur et sans biens, qui fait de sa vertu tout son appui, est au-dessus du conquérant du monde.

Régnez donc, incomparable Princesse, puisque votre génie est supérieur à votre rang, régnez sur l'univers, il est votre domaine; les savants et les gens de bien sont vos sujets. Que les souverains apprennent avec admiration que la fille de Gustave est l'âme des savants et le modèle des rois.

Ce siècle était celui des dédicaces emphatiques et verbeuses, d'une fausse humilité, vides de sens, à tous les grands du siècle qui voulaient bien s'établir en Mécènes, en protecteurs du génie et du savoir. Quel contraste dans cette voix généreuse qui dédie son œuvre savante à une reine, mais à celle qui « règne sur l'univers par la science et la vertu, » comme elle règne sur ses propres sujets par le sceptre de ses aïeux. De quelle haute royauté il la couronne, elle qui est «l'âme des savants,» avant d'être le modèle des rois. Ce grand éloge de la reine Christine était mérité mêlé au point de vue qui occupe Pascal; reine savante, elle aima les savants et Descartes mourut à sa cour. On

« PreviousContinue »