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beau, signifie le tout, divers dans son unité. Mais comme un peu plus bas Pascal emploie l'univers dans le sens de notre monde, il a donc pu dire une infinité d'univers.

« A l'égard du néant où l'on ne peut arriver. » Les anciens éditeurs avaient mis : « de la première petitesse où l'on ne peut arriver, » c'est-à-dire du point de départ, de l'infiniment petit. La correction était encore juste, car dans ce passage, la pensée de Pascal est d'arriver à l'atome, et non pas au néant.

Qui se considérera de la sorte s'effraiera de lui-même, et se considérant suspendu, dans la masse que Dieu lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? un néant à l'égard de l'infini, surtout à l'égal du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré que l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin. Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles le comprerd, tout autre ne peut le faire.

Après nous avoir montré ce grand spectacle des dons infinis de l'être et du néant, de l'infini en grandeur et de l'infini en petitesse, l'auteur vient de tracer le tableau plus effrayant de l'homme suspendu entre ces deux abîmes dont il est également éloigné. « Qui se considérera de la sorte,» considérer signifie regarder avec attention, comme si l'on avait les yeux fixés sur un astre, sidus, pour étudier ses mouvements. C'est en effet un « monde suspendu » que

l'homme considère dans sa propre personne. « Contempler en silence.» Peut-on mieux peindre une haute et sainte méditation? — « Également incapable... » Énergie, précision, nombre imposant et sévère, surtout dans la chute << englouti. >> Qu'est-ce donc que l'homme peut connaître, suspendu parmi ces merveilles? Voyez ici le choix des mots. Voit-il? Non, « il aperçoit. » Qu'aperçoit-il ; la vérité ? Non, mais « quelque apparence. » Apparence de quoi ? des choses? Non, seulement « de leur milieu. >> Quel art d'analyser. Une belle expression est « ce désespoir éternel » d'en connaître plus; le génie se débat et frémit sous son impuissance. Un mot a quelque obscurité : « Ces étonnantes démarches. » L'auteur a dans sa pensée le mouvement de la nature vers l'infini.

Bornés en tout genre, cet état, qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances; nos sens n'aperçoivent rien d'extrême, trop de bruit nous assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de distance et trop de proximité empêchent la vue, trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit, trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne, trop de plaisir incommode; nous ne sentons ni l'extrême chaud ni l'extrême froid; les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles; nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étoient pas, et nous ne sommes point à leur égard; elles nous échappent et nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous puissions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne peut l'arrêter. C'est l'état qui nous est le plus naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour édifier une tour qui s'élève

jusqu'à l'infini. Mais tout notre fondement craque, et la terre s'ouvre jusqu'à l'abîme.

Le tableau de l'impuissance où nous sommes de supporter rien d'extrême est triste autant que juste. Chaque trait exprime une pensée profonde, une juste analyse de toutes les limites de l'esprit humain. Et tout cela se conclut par un aphorisme admirable de concision sur les choses extrêmes à l'égard desquelles nous sommes comme n'étant pas : « elles nous échappent et nous à elles. >> Ce qui suit est d'une richesse, d'une couleur de style vraiment merveilleuse ; c'est plus qu'une métaphore, c'est une allégorie. L'homme est ici-bas comme dans une barque, le vent le pousse en tout sens; il poursuit un port qui fuit sans repos, et malgré ses efforts il finit par tomber. « Nous voguons sur un milieu vaste. » Comme ce mot «< milieu »>, tout abstrait qu'il est, prend force et réalité entre les deux mots vivants qui le contiennent, « nous voguons, vaste! »> - << incertains et flottants, » excellent choix d'adjectifs.<< Branle, échappe à nos prises; » expressions énergiques mais qui ont vieilli.« Nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. » Ce sont là des beautés toujours neuves; haute poésie, effets d'harmonie surprenants. L'ancien éditeur avait écrit: « il se dérobe » craignant, bien à tort, la hardiesse de ce trait : « il nous glisse. » — « Une assiette et une base constante. » L'assiette est le lieu où l'on établit

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l'édifice, la base est la partie qui le soutient. « Édifier une tour. » Bernardin de Saint-Pierre a une phrase trèsexpressive : « Les projets de l'homme s'élèvent comme une petite tour dont la mort est le couronnement. » Mais comme l'idée de Pascal est plus grande, et comme le trait qui le termine est énergique et d'une harmonie imitative d'autant plus remarquable qu'elle a été moins cherchée! Chaque syllabe ajoute à l'effet, surtout la dernière chute, féminine, un retentissement sourd, comme pour exprimer les profondeurs de l'abîme.

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Misère de l'homme dans sa recherche

de l'occupation et du divertissement.

On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur hon neur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis. On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et des sciences, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendroit malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourroit-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Comment! ce qu'on pourroit faire ? Il ne faudroit que leur ôter tous ces soins; car alors ils se verroient et ils penseroient à ce qu'ils sont; d'où ils viennent et où ils vont. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner; et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouir et à s'occuper toujours tout entiers.

Pascal veut mettre à nu l'indigence de l'homme en matière de bonheur, son impuissance à trouver le repos, malgré les occupations qu'il se donne pour combattre l'ennui qui viendrait l'assaillir. « On charge les hommes, on les accable, on leur donne, etc. » Expressions familières mais vives pour marquer la multiplicité des embarras afin d'arriver à ce triste résultat « de les détourner,» tour elliptique, pour détourner d'eux-mêmes; l'ancienne édition porte: les dérober à eux-mêmes. Il faut aussi remarquer l'éloquence du tour: « Comment! ce qu'on pourrait faire? » C'est la figure appelée suspension pour rendre plus vif le trait inattendu. «S'employer à se divertir. » Ces deux verbes ainsi unis forment une alliance de mots pleine de sens, car il va montrer que le divertissement est aussi, lui, une occupation, puisqu'il tend à com

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bler le vide de l'âme, à occuper l'homme, « à l'occuper toujours tout entier; » mais avec quelle impuissance ! Nous allons le voir.

Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant qu'on s'imagine un roi accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas, il tombera par nécessité dans la vue des maux qui le menacent, des révoltes qui pourroient arriver et enfin des morts et des maladies qui sont inévitables; de sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et l'empêchent de penser à lui; car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Quand donc j'ai pensé de plus près, et, qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition foible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous pensons de près. Les hommes croient chercher sincèrement le repos et ils ne cherchent en effet que l'agitation.

Voilà une thèse d'une mélancolie profonde: tout le travail des occupations et des divertissements de l'homme ramené à un seul but, à ne pas se sentir vivre. Quel étrange idéal de la royauté considérée comme le plus haut sommet des fortunes humaines! Le roi ne saurait être heureux dans cette condition « sans le divertissement. » Pascal insiste sur cette expression, à bon droit, car le sens qu'elle renferme est si grave, elle rend si bien toute la pensée du moraliste! Dans l'étymologie comme dans le sens réel, se divertir, di vertere, signifie se détourner; mais se détourner de quoi, sinon de soi-même ? Et le beau style: « Félicité

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