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les salons de la duchesse de Rambouillet, c'est-à-dire à la grande école d'affectation, soit qu'ils relevassent des gentillesses fardées de Voiture ou des réformes ambitieuses et trop peu sincères de Balzac.

Nous n'avons à nous occuper que des écrivains classiques, des vrais grands hommes qui sont venus ensuite, qui n'ont emprunté que d'eux-mêmes la plus grande partie de leur vertu ; ils ont laissé après eux une empreinte immortelle. Ceux-là, nous les considérons les uns après les autres, leur consacrant à chacun un chapitre. Mais il nous reste ici, pour terminer cette revue préliminaire, à caractériser un illustre génie, devancier des plus grands écrivains du dixseptième siècle, bien qu'il ait plus marqué dans le monde de la pensée pure que dans celui des lettres.

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Tandis que les beaux esprits travaillaient avec effort à donner à la langue française les qualités qui tiennent à la force et à la correction, Descartes, né en 1596, mort en 1650, trouvait dans son propre génie, sans la chercher et seulement pour correspondre au besoin de sa pensée, cette forme savante qui devait rendre cette même langue si propre à la discussion des matières philosophiques. Malheureusement Descartes, selon l'usage des savants du seizième. siècle, a écrit en latin la plupart de ses traités; mais nous avons en français son Traité des passions, et surtout son Discours de la Méthode. Ce dernier ouvrage, tant admiré pour la nouvelle direction qu'il a imprimée à la philosophie, peut aussi tenir un rang élevé dans notre littérature par la distinction du style avec lequel sont exprimées des idées si nouvelles et si pleines d'avenir. Nous citerons quelques passages du Discours de la Méthode.

J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et, pour ce qu'on me persuadoit que par leur moyen, on pouvoit acquérir une

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connoissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion; car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d'erreurs qu'il me sembloit n'avoir fait aucun profit en tâchant de m'instruire, sinon que j'avois découvert de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins, j'étois en l'une des plus célèbres écoles de l'Europe, où je pensois qu'il devoit y avoir de savants hommes, s'il y en avoit en aucun endroit de la terre. J'y avois appris tout ce que les autres y apprenoient; et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous enseigroit, j'avois parcouru tous les livres traitant de celles qu'on estime les plus curieuses et les plus rares qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi; et je ne voyois point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eût déjà entre-eux quelques-uns qu'on destinoit à remplir les places de nos maîtres. Et enfin notre siècle me sembloit aussi florissant et aussi fertile en bons esprits qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avoit aucune doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avoit auparavant fait espérer.

Ce style est clair, précis; la lumière y règne et s'étend d'une manière progressive et sûre, éclairant de proche en proche les incises, les phrases, tout le discours; c'est un esprit pénétrant et sûr de lui, qui se fait à lui-même sa force et son jour. L'expression et le tour sont ici inséparables de la pensée elle-même; mais le tour français y est encore d'une sévérité pesante; les incises roulent sur des gonds peu faciles et quelque peu rouillés; les qui, les que, et les diverses particules se multiplient. La science n'est pas à l'aise dans ce langage nouveau, comme elle l'est dans les longs plis de cette robe du langage latin qu'elle avait coutume encore de revêtir. Le philosophe pour

suit :

Je ne laissois pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savois que les langues qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille l'esprit ; que les actions mesmorables des histoires le relèvent; et qu'étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très-ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très-subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les envieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui tous sont fort utiles; que la théologie enseigne à gagner le ciel ; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toute chose et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent; et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connoître leur juste valeur et se garder d'être trompé.

On sent la forme latine sous cette longue phrase dont chaque membre tourne d'une manière invariable sur les que conjonctifs, dont l'effet est moins heureux que la proposition infinitive des latins. Néanmoins il y a de la grandeur et une belle variété d'expressions dans ce relevé complet des connaissances humaines que Descartes énumère ici, et dont il caractérise, par un trait rapide et une expression toujours juste, l'utilité spéciale et la dignité.

Après que j'eus employé quelques années à étudier dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir le chemin

que je devois suivre, ce qui me réussit beaucoup moins, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné de mon pays ni de mes livres.

« Le livre du monde » était alors sans doute une expression neuve. Ici elle convient parfaitement, parce que l'auteur vient de faire connaître l'expérience qui s'acquiert dans les livres proprement dits. - « Étudier en moimême. » Cela est parfaitement gradué; on étudie dans trois sortes de livres : ceux de la science, celui du monde, celui que nous portons en nous-mêmes; ce dernier doit lui en apprendre plus que les précédents. « Choisir les chemins; » c'est là toute la méthode, et par suite la philosophie de Descartes, ce philosophe qui enseigne des routes nouvelles, ou du moins qui détermine ce qu'il regardait comme la vraie route, pour parvenir à la découverte des vérités de la science. Voici du reste, dans le paragraphe suivant, le principe même de la philosophie; nous le citons particulièrement pour en remarquer l'expression.

Considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui n'étoient jamais entrées en l'esprit n'étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il falloit nécessairement que moi, qui le pensois, fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité: Je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques (de ceux qui professent le doute) n'étoient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.

Que l'on examine ce passage en détail, et l'on y verra le véritable modèle du tissu d'une exposition philosophique.

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Tout est gradué; la pensée est complète; pas une incise qui ne concoure à éclaircir l'ensemble de l'idée, et à faire parfaitement comprendre ce principe de la philosophie cartésienne, savoir, que celui qui pense que tout est faux ou du moins peut être faux, que celui-là, dis-je, par là même qu'il le pense, est sûr de son être, affirme qu'il est quelque chose, qu'il existe; et que par conséquent il est faux que tout ne soit rien. Sur cette base, le philosophe établira une chaîne non interrompue de connaissances, et il rentrera avec certitude dans le domaine entier de la vérité. Il est clair qu'ici nous ne prétendons pas juger cette philosophie, mais seulement en expliquer les termes et faire remarquer leur précision.

Et pour ne nous occuper ici, selon notre but, que de l'art d'écrire, ajoutons que la plupart des écrivains controversistes, si nombreux dans ce siècle, tous plus ou moins remarquables pour la pensée et pour la dialectique, offrent, malgré leur style toujours ferme et clair, une diction assez pesante, du moins dépourvue de grâce et de facilité. On pourrait presque dire que ceux qui n'écrivent pas de manière à se faire admirer, n'avaient pas encore le secret du style, du moins n'en avaient-ils pas assoupli l'instrument. Dans des époques moins illustrées pour le génie, comme la nôtre, par exemple, on écrit assez généralement bien; la plupart des talents soumis à une semblable discipline, présentent une surface à peu près égale en valeur. Au contraire, dans le siècle de Louis XIV, il brille au ciel littéraire un petit nombre d'étoiles; les autres astres peuvent avoir eu leur destination propre et leur utilité, mais il manque à beaucoup la propriété de luire et d'éclairer la route des générations à venir. Ces étoiles sont peu nombreuses, et nous allons les considérer tour à tour.

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