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tu: La vertu n'est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu vas mourir, penses-tu; non, tu vas vivre et c'est alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis. »>

La limite est difficile à observer en matière de philosophie, entre le ton déclamatoire et la véritable éloquence. Le langage philosophique, qui doit être clair, élégant, animé, ne comporte les mouvements de l'éloquence que dans ces moments assez rares où le philosophe, venant à rencontrer ces grandes questions qui intéressent et passionnent l'humanité, se laisse naturellement entraîner à une juste émotion, en présence des plus grandes idées dont il soit donné à l'homme de s'occuper. Ici Rousseau, ayant à parler de l'immortalité de l'âme, s'élève, à propos, au ton de l'éloquence. Le style est plein d'images, de relief, de vie, de mouvement. D'abord c'est la conscience personnifiée qui porte une plainte expressive contre son propre auteur et crie : « Tu m'as trompé; » puis la réponse si soudaine et si catégorique de Dieu : « Tu vas mourir? non, tu vas vivre.»> tout est là. «< 0 Brutus, ô mon fils ! » On sait que Brutus, voyant perdue la bataille de Philippes, se donna la mort en disant: Vertu, tu n'es qu'un nom. Ce souvenir historique est jeté ici avec une admirable vivacité, sans préambule, sans forme comparative, comme un rapide et irrésistible argument.« O mon fils. » C'est Dieu qui parle, le Père de tous les hommes, qui veut que l'homme malheureux survive, pour recevoir plus tard la récompense promise à ceux qui ont su l'attendre.

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Pour qu'un mouvement éloquent soit admissible en philosophie, il faut qu'il soit lui-même un véritable argument. Telle est l'allusion à Brutus; telle est la plainte de la conscience, ainsi que la réponse divine. que la réponse divine. « Je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste, et tu seras heureux. » C'est ici un tour vif, éloquent; mais remarquez que c'est en même temps la question bien posée. Celui qui fait le

bien mérite la récompense; or, la récompense n'est pas ci-bas, etc., etc. - Suivons.

On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu'il est obligé de payer leur vertu d'avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N'exigeons point le prix avant le travail. Ce n'est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés ; c'est après qu'ils l'ont parcourue.

Si l'âme est immortelle, elle peut survivre au corps; et, si elle survit, la Providence est justifiée. Quand je n'aurais d'autre preuve de l'immatérialité de l'âme, que le triomphe du méchant et l'oppression du juste en ce monde, cela seul m'empêcherait d'en douter; une si choquante dissonance dans l'harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais : << Tout ne finit pas pour moi avec la vie; tout rentre dans l'ordre à la mort. >>

<< On dirait, etc. » Remarquez ici le mouvement et le tour poétique de la phrase; puis un souvenir très-heureux des jeux olympiques. La vie humaine est une lice à parcourir, la palme est au bout. Sous cet éloquent développement, il y a un argument très-fort, que voici : Le méchant triomphe et le juste est opprimé; or, cela est un désordre, et prouve l'immatérialité. Rousseau semble confondre la question de l'immatérialité de l'âme et celle de son immortalité; dans le fait, celle-ci est la conséquence de l'autre. « Dissonance dans l'harmonie; » juste métaphore empruntée à la musique, où la dissonance est parfois un effet de l'art. « Je me dirais : » la conclusion est exprimée pas cet axiome final.

2.

La conscience.

Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent

et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature, ct la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilége de m'égarer d'erreur en erreur, à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.

Grâces au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie; nous pouvons être hommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, nous avons, à moindres frais, un pied plus assuré dans le dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent? Eh! c'est qu'il nous parle la langue de la nature que tout nous a fait oublier.

« Conscience; » science intérieure (secum scire), connaissance du bien et du mal; elle se compose de deux éléments: le jugement du bien ou du mal accompli, et le sentiment agréable ou désagréable qui accompagne ce jugement; la conscience proprement dite est le premier fait, l'approbation ou la désapprobation morale. - « Appareil de philosophie: les discussions et démonstrations. « Étre hommes; » la conscience est la voix de l'humanité, la qualité d'homme est au-dessus de celle de savant. « Pourquoi donc, etc.?» Colloque vif. - «La langue de la nature; » terme vague, en grand usage au dix-huitième siècle, qui ne comprenait guère par là que la matière universelle; dans Rousseau c'est quelque chose de plus relevé; toutefois c'est encore un spiritualisme hésitant.

La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix, le monde et le bruit l'épouvantent; les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux. Leur voix bruyante étouffe la sienne, et l'empêche de se faire entendre; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être éconduite;

elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus; et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir.

Tout cela est un tableau fidèle et plein d'expression des troubles de la conscience, qu'un rien agite ou fait fuir, comme un chevreuil au fond du bois; elle est surtout épouvantée par les préjugés, c'est-à-dire par les jugements portés avant l'examen, et par le fanatisme qui viole la charité sous prétexte d'honorer Dieu. Le fanatisme, un mot d'origine païenne, s'appliquait à ceux qui erraient avec une ardeur inconsidérée autour des temples. << Il en coûte autant...;» ce dernier trait est profond. Remarquez aussi la juste correspondance de ces deux verbes : « rappeler, bannir. »

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La majesté des Écritures m'étonne, la sainteté de l'Évangile parle à mon cœur; voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu'ils sont petits près de celui-là! Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si sage soit l'ouvrage des hommes! Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire? Quelle douceur! quelle pureté dans ses mœurs! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses discours! quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où est l'homme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir, sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout l'opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ; la ressemblance est si frappante que tous les Pères l'ont sentie et qu'il n'est pas possible de s'y tromper.

Il n'y a rien à analyser pour le détail du style dans ce

paragraphe si complet, si bien senti, sur la sainteté de l'Evangile et de la divinité du Christ. Platon était le plus célèbre philosophe de la Grèce, celui qui, malgré beaucoup d'erreurs, s'est le plus rapproché de la vérité dans l'ordre de la morale et d'une juste conception de Dieu. Voici quelques traits de son tableau du juste persécuté auquel Rousseau fait ici allusion: « Supposons qu'il soit dépouillé de tout, excepté de sa justice; qu'il soit chargé de tous les soupçons du crime; je veux voir sa vertu aux prises avec l'infamie et les tourments; qu'il marche d'un pas ferme jusqu'au tombeau, entouré sans cesse des faux jugements de l'opinion, et toujours vertueux. Que dis-je ? Qu'il soit battu de verges, mis à la torture et aux fers; qu'on lui brûle les yeux ét qu'enfin, après avoir souffert tous les supplices, il expire sur une croix. >> Rousseau con

tinue:

Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point pour oser comparer le fils de Sophronisque au Fils de Marie? Quelle distance de l'un à l'autre! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutient jusqu'au bout son personnage; et si cette facile mort n'eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa, diton, la morale; d'autres, avant lui, l'avaient mise en pratique; il ne fit que dire ce qu'ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples.

Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que la justice. Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer la patrie. Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété; avant qu'il eût loué les vertus, la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l'exemple? Du sein du plus furieux fanatisme, la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu'on puisse désirer; celle de Jésus, expirant

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