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chrèses fort expressives : « diffus, » comme une rivière sans digue, qui se répand sur ses bords; «lâche, » c'est-àdire détendu, sans ceinture, une idée familière aux anciens; << traînant, » comme un insecte, sans nerf et sans ressort. Quelle justesse d'expression!

7. · Nécessité d'un plan.

C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé et ne sait pas par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres; il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l'esprit; il sera pressé de la faire éclore, il n'aura même que du plaisir à écrire; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera de la vie à chaque expression; tout s'animera de plus en plus, le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

rité, etc.;

« Embarras,» avoir comme une barre devant les pieds, être entrelacé dans les obstacles, de manière à n'avancer qu'avec effort. « Il sentira le point de matuil y a ici une suite d'expressions métaphoriques qui comparent la production de l'esprit à celle d'un fruit près « d'éclore. » « Le plaisir, la chaleur, la vie, l'âme; » termes dont le sens va croissant, chaîne excellente d'expressions et d'idées. « Les objets prendront de la couleur ; »> il y a quelque chose dans ce tableau final qui rappelle le progrès de la lumière du soleil après le lever de

l'aurore; le génie s'avance avec lenteur, il donne à toute chose sa couleur, il éclaire tout ce que peuvent toucher ses rayons. Et remarquez comme cette phrase savante et si pleine de sens s'arrête heureusement sur ce mot qui fait image « lumineux. >>

Rien ne s'oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants; rien n'est plus contraire à la lumière, qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu'on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l'opposition; l'on ne présente qu'un côté de l'objet; on met dans l'ombre toutes les autres faces; et ordinairement ce côté qu'on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l'esprit avec d'autant plus de facilité qu'on l'éloigne davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses.

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Jamais on n'a caractérisé avec plus de justesse et d'esprit, l'abus aussi bien que les causes du style antithétique si opposé à la véritable éloquence. << Choque les mots les uns contre les autres ; » métaphore empruntée aux cailloux que l'on choque pour en tirer « des étincelles. » La figure se continue dans le contraste entre la rapide lumière causée par les étincelles et les ténèbres qui suivent. Le style précieux, style à facettes, comme on le dit, est ici spirituellement exprimé ; le faux esprit « joue sur un angle, » et s'éloigne des faces principales sous lesquelles il faut surtout considérer les objets. D'où cette excellente recommandation : « répandre également la lumière dans un écrit. >>

On reconnaît la manière de La Bruyère dans les aperçus littéraires de son chapitre des Ouvrages de l'esprit. Les deux grands écrivains se rencontrent dans l'art de dire comme dans celui de penser.

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Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périssent, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent' aisément, se transportént, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer; s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également admiré dans tous les temps; car il n'y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or, un beau style n'est tel, en effet, que par le nombre infini des vérités qu'il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

« La postérité, » beau mot latin (ce qui sera après) quod erit post. « Découverte ; » autre mot français trèsexpressif; l'action d'enlever ce qui couvre ; une découverte dans la science, c'est une partie enlevée du voile de la nature. Dans un livre il y a deux choses: les idées qui appartiennent à tous, qui « s'enlèvent et se transportent, » et le style, qui est « l'homme même; » cette définition est célèbre. Le style est la physionomie écrite de l'âme; oratio vultus animi est, dit un ancien; le mot de Buffon est plus complet, le caractère d'un auteur peut se reconnaître dans son style; Buffon, en particulier, qui, dit-on, se parait d'un costume de cour lorsqu'il composait ces pages si bien ordonnées, si bien ornées, avait dans ses allures quelque chose qui pouvait rappeler les mérites et peut-être aussi les défauts de son style. << Ni s'altérer ; » ici dans son sens littéral : devenir autre, cesser d'être original, d'être l'homme.

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La vie de Rousseau fut malheureuse, agitée par les passions, par l'inconstance et par l'orgueil. Après une jeunesse mêlée des plus singulières alternatives, venu de Genève à Paris, il débuta dans la carrière littéraire, à l'âge de quarante ans, par un discours adressé à l'Académie de Dijon, où il soutient que les lettres ont moins contribué à épurer les mœurs qu'à les corrompre. Dans un autre discours, sur l'inégalité des conditions, il applique à la société ce qu'il avait établi par rapport aux lettres. Selon Rousseau, l'homme civilisé est un animal dépravé; l'homme vraiment digne de ce nom est le sauvage, celui que la société n'a pas dénaturé. Cette opinion insensée préside au système chimérique d'éducation, qu'il publia sous le titre d'Emile, dans lequel il forme l'idéal d'une éducation, selon ce qu'il appelle la nature, et nullement selon la vérité. C'est aussi la base de son traité politique ayant pour titre le Contrat social, dans lequel il pose pour principe un prétendu droit de l'homme primitif sur tout et sur tous, et suppose que ce sauvage, mû par le simple intérêt de sa conservation, a pu créer la société, comme si la société n'existait pas d'une manière primordiale, instituée de Dieu dans la famille du premier homme. Les erreurs et les sophismes de Rousseau sont semés dans tous ses écrits, dont plusieurs que nous ne nommons pas sont impies ou pervers, et dont

aucun n'a quelque valeur sérieuse, autrement que pour le style.

Comme écrivain Rousseau diffère singulièrement de Voltaire. Tous deux sont adversaires de la religion, mais Rousseau n'a pas la haine implacable du philosophe de Ferney; il est surtout un sophiste égaré, et, dans la partie de son Emile, où il résume ses doutes contre la vérité du christianisme, il fait de notre religion et de son divin fondateur un éloge plein d'éloquence, au risque de tomber dans une entière contradiction. Il faut reconnaître aussi qu'il se sépara toujours de l'horrible athéisme de la plupart des philosophes de son temps, et il a, dans ce même écrit, de très-belles pages sur les vérités métaphysiques,sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité de l'âme. A ne considérer cet auteur qu'au point de vue littéraire, il possède un style que l'on peut admirer, bien qu'il ne soit pas sans défauts; sa phrase est élégante, et en même temps savante, ingénieuse, pleine d'harmonie et de distinction dans le choix des termes; il est peut-être le plus nombreux et le plus égal des prosateurs français. Voici deux passages aussi beaux pour la pensée que pour l'expression.

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Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste et tu seras heureux ! Il n'en est rien pourtant, à considérer l'état présent des choses le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s'allume en nous quand cette attente est frustrée! La conscience s'élève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: « Tu m'as trompé! >>

« Je t'ai trompé, téméraire ! Qui te l'a dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé d'exister? O Brutus, ô mon fils! ne souille pas ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis

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