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CHAPITRE XIII.

BUFFON.

1707-1788.

Fils d'un conseiller au Parlement de Bourgogne, Buffon eut une éducation brillante qu'il perfectionna par ses voyages en France, en Angleterre, en Italie. Il se donna de trèsbonne heure à l'étude des sciences naturelles, se fit connaître par des traductions et des dissertations scientifiques, et fut reçu de l'Académie des sciences dès 1733. Nommé, en 1739, intendant du Jardin du Roi, il fit paraître, en 1749, après dix ans de travail, les trois premiers volumes de l'Histoire naturelle, et ce grand monument se compléta dans les trente années qui suivirent jusqu'à l'année de sa mort. Buffon fut à la fois un des plus célèbres naturalistes et l'un des plus grands écrivains dont la France puisse s'honorer.

1. Nature brute et nature cultivée.

La nature est le trône extérieur de la magnificence divine; l'homme qui la contemple, qui l'étudie, s'élève par degrés au trône intérieur de la toute-puissance; fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures; vassal du ciel, roi de la terre, il l'ennoblit, la peuple et l'enrichit; il établit entre les êtres vivants l'ordre, la subordination, l'harmonie ; il embellit la nature même, il la cultive, l'étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l'homme n'a jamais

résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs dans toutes les parties élevées; des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté; d'autres, en plus grand nombre, gisant aux pieds des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent des germes prêts à éclore. La nature qui, partout ailleurs, brille dans sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude; là terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n'offre, au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, fruits impurs de la corruption. Dans toutes les parties basses, des eaux mortes, croupissantes, faute d'être conduites et dirigées; des terrains fangeux qui, n'étant ni solides, ni liquides, sont inabordables et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux; des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux, et servent de repaire aux animaux immondes.

On reconnaît dès ce début les beautés du style de Buffon. « Pour l'élévation du point de vue où il se plaça, dit Cuvier dans son Éloge de ce grand écrivain, pour la pompe et la majesté de ses images, pour la noble gravité de ses expressions, pour l'harmonie soutenue de son style dans les grands sujets, il n'a peut-être été égalé par personne. »> -La première phrase a été souvent citée, on ne pouvait mieux faire comprendre ce qu'il y a de grandeur dans l'homme à s'élever ainsi à la contemplation de Dieu par l'intermédiaire de l'œuvre divine. C'est une grande image. que « ce trône intérieur » en quelque sorte voilé par « le trône extérieur de la magnificence divine. » La dignité de l'homme dans l'échelle des êtres est parfaitement établie par l'antithèse << fait pour adorer le Créateur.»- — «Vassal du ciel, roi de la terre: » souvenir du langage féodal; les choses relèvent de l'homme, lui-même vassal de Dieu. — « Il l'ennoblit; » la terre devient noble par le travail de l'homme. - « L'ordre» indique le plan général; « la subordination >> indique la dépendance mutuelle des parties de la nature,

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des genres et des espèces; «l'harmonie » marque la beauté, la juste proportion qui résulte de cet ordre et de cette subordination; ces trois mots sont donc parfaitement gradués.« Il la cultive, la fertilise, l'étend, la polit; » la même progression se trouve dans ces verbes ; c'est la perfection ajoutée à la culture. « Le chardon et la ronce, le raisin et la rose ; » plantes bien choisies pour marquer fruits et fleurs de qualités opposées. « Voyez ces plages désertes. » Ici commence le tableau de la nature brute, une plage est un sol découvert sur le bord de la mer; ce mot est pris ici dans le sens général de contrée. « Désert » de deserere, abandonner. L'homme est si bien conçu comme le maître de la nature, que la solitude est censée abandonnée par lui, bien qu'il n'y ait jamais résidé. — « Bois épais et noirs,» épithètes qui font image. « Des arbres sans écorce et sans cime; » cela peint merveilleusement les arbres séculaires à la tête dépouillée par le temps. «Étouffant, ensevelissant; » gradation parfaite; ils sont morts et ils tuent, et après avoir tué, étouffé, ils « ensevelissent; >> couvrent d'un linceul (étymologiquement d'une haie, sepes) « les germes prêts à éclore, » à sortir de la clôture, à naître. «Surchargée par le poids, surmontée par les débris, etc.,» énergie, précision, harmonie imitative. - «< Florissant, » épithète qui complète ce qu'il y a de beau dans la verdure. « Parasites, » plantes qui végètent sur une autre plante et se nourrissent de sa substance.-L'harmonie imitative, sensible dans la peinture des arbres qui encombrent la solitude, est plus remarquable encore dans celle des terrains fangeux que le naturaliste va décrire. << Nourrissant et servant de repaire,» tout est là; le naturaliste a rendu compte d'une contrée, quand il a dit ce qu'elle nourrit et ce qu'elle abrite.

Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s'étendent des

espèces de landes, des savanes qui n'ont rien de commun avec nos prairies; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes; ce n'est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de, la terre; ce n'est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité; ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épaisses, entrelacées les unes dans les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu'elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds.

Nulle route, nulle communication, nul vestige d'intelligence dans ces lieux sauvages; l'homme, obligé de suivre les sentiers de la bête farouche, s'il veut les parcourir; contraint de veiller sans cesse pour éviter d'en devenir la proie; effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, íl rebrousse chemin et dit : « La nature brute est hideuse et mourante; c'est moi, moi seul qui peux la rendre agréable et vivante; desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler; formons-en des ruisseaux, des canaux; employons cet élément actif et dévorant qu'on nous avait caché et que nous ne devons qu'à nous-mêmes; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consumées; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pas pu consumer. Bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar, dont le reptile composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires; des troupeaux d'animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable; ils y trouveront une substance abondante, une pâture toujours renaissante; ils se multiplieront pour se multiplier encore: servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre onvrage; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre; qu'elle rajeunisse par la culture; une nature nouvelle va sortir de mes mains. »

Après avoir caractérisé la nature sauvage dans les forêts vierges et dans les marécages, Buffon vient de l'envisager dans les landes stériles où il ne croît que des bruyères, dans les savanes ou pampas de l'Amérique, déserts de hautes

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herbes, dont la stérilité est peinte ici en traits rapides et expressifs. « Le duvet de la terre; » expression ingénieuse parce qu'elle prête l'animalité, la vie à la terre en la revêtant de son gazon comme d'un duvet; ainsi « la pelouse >> est littéralement le poil ras et roux de la terre. << Émaillée, brillante, agreste; » beau choix d'épithètes. Il y a une règle pour les épithètes redoublées : c'est que chacune doit ajouter une qualité nouvelle et distincte à celles qui précèdent. «Qui semblent, etc.; » même genre d'harmonie que plus haut; phrases embarrassées comme ces herbes qui se pressent et semblent ne pas « tenir à la terre.» - « Nulle route, etc. » Ici Buffon revient sur les trois genres de nature sauvage sans distinction. « L'homme obligé, etc.; » il y a ici une ellipse du verbe principal, tour assez fréquent dans Buffon, et qui a pu contribuer à lui faire reprocher un certain défaut de flexibilité dans le style. - << Saisi du silence même, etc.;» beau et grand choix de syllabes harmoniques. - «Effrayé du rugissement et saisi du silence, » juste emploi de deux participes.

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« Il rebrousse chemin; » voyez la destinée des mots : rebrousser, aller à rebours, à contre-poil; d'un mot latin qui signifie velu, hérissé; par extension, revenir sur ses pas, — « Et dit : » Il y a beaucoup d'éloquence dans cette sorte de prosopopée. La nature brute est « hideuse (hispida, hérissée) et mourante; » l'idée de la mort suppose celle de la vie; dans Buffon la nature vit; c'est pourquoi cette nature peut être regardée comme mourante. Dans le même sens, cette belle expression: « Animons ces eaux mortes. >>-« Achevons de détruire; » ce verbe, destruere, renverser de haut en bas, convient fort bien pour les grands arbres. « A demi consumées, n'aura pu consumer; » négligence; un peu de roideur dans la forme. Des éditions portent « à demi consommées ; » alors, cela signifierait détruites par l'usage, par le temps, au lieu de la destruction << par le feu du ciel. »> - «Des troupeaux d'animaux bon

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