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2.

Avilissement des Romains sous la tyrannie.

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment et couvrir les campagnes qu'elles conservaient; ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement, et renversa sous Tibère avec violence.

Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tombèrent dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes, des pensées même; car ce qui se dit dans les épanchements du cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil, l'ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.

Et comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des gens prêts à condamner autant de gens qu'il en fit soupçonner. Du temps de la république, le Sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'exprimer. Les sénateurs allaient au-devant de la servitude; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d'entre eux faisaient le métier de délateur.

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Une belle comparaison ouvre ce grand tableau historique. La tyrannie sous Auguste est un fleuve dont l'apparence est paisible; sous Tibère rien ne l'arrête; « elle renverse,» dit Montesquieu, employant énergiquement au sens neutre ce verbe actif. « Ce qu'on a dit dans les épanchements du cœur, etc.; » c'est un beau principe, conforme à une juste liberté, et qui doit servir de loi en matière judiciaire; tous les entretiens entre amis, et sous le toit domestique doivent être regardés « comme des pensées» et n'étant pas sortis de la conscience; or on ne saurait aller chercher dans la conscience d'un homme ce qui s'y passe. Ce trait, « la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, » est beau; on sent le nuage de plomb qui s'étend au souffle de la tyrannie.Rien n'est plus nouveau, rien n'est plus fort et plus juste que cette autre comparaison des « malheureux qu'on va noyer sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.>> Le tableau de l'avilissement du Sénat est peint avec une touche ferme et sévère; moins beau toutefois que dans Tacite At Romæ ruere ad servitutem, patres, etc. Montesquieu dit simplement : « Les sénateurs allaient au-devant de la servitude, » selon Tacite, ils s'y précipitaient et tout le reste avec eux. - Plus bas, passant au peuple, l'auteur a des traits particuliers pour caractériser ses dispositions à cette époque de l'empire, et c'est encore un tableau de maître.

Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. Il s'était si fort accoutumé à obéir et à faire toule sa félicité de la différence de ses maîtres, qu'après la mort de Germanicus, il donna des marques de deuil, de regret et de désespoir que l'on ne retrouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique, si grande, si longue, si peu modérée; et cela n'était point joué, car le corps entier du peuple n'affecte, ne flatte, ni ne dissimule. Le peuple romain, qui n'avait plus de part au gouvernement, composé

presque d'affranchis ou de gens sans industrie qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance, et s'affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus, et cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pouvait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque : Plút à Dieu que je craignisse! Il y a aujourd'hui à Naples plus de cinquante mille hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout bien que la moitié d'un habit de toile; ces gens-là, les plus malheureux de la terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve; ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

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Toujours cette même précision de style, cet art de porter la lumière vive, par la justesse et la force de l'expression, sur les plus grands objets dont l'histoire puisse s'occuper. Avec quel art et quelle mesure tout est dit! comme il montre la docilité du peuple au joug, et maintient les limites que sa servilité ne saurait franchir! « Le corps entier du peuple n'affecte, ne flatte ni ne dissimule. » Que l'on réfléchisse sur la portée de ces trois verbes, on leur trouvera un sens exact et profond. « Il s'affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse ; » pensée fine ce qui peut excuser la faiblesse, c'est qu'elle a une cause profonde et comme fatale dans l'infirmité du cœur de l'homme. « Cet objet lui étant enlevé, il tombe dans le désespoir; » tour rapide et pittoresque. L'esprit semble prévaloir sur la convenance dans les derniers traits. C'est un triste sujet pour s'égayer que le tableau de la misère d'un peuple, que l'on juge en effet si profonde, qu'ils « ont la sottise de craindre de devenir malheureux; » cela sent un peu trop son grand seigneur. Il n'y a pas de sottise pour un peuple ou

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pour un individu, même très-malheureux, à redouter encore un accroissement dans ses maux. Dans le chapitre suivant, Montesquieu s'émeut au spectacle de l'abaissement de ce grand peuple.

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage; ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si įbien fini, à quoi aboutit-il qu'à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres? Quoi! ce Sénat n'avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts! On n'élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée! Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains!

Ici l'auteur a passé des considérations politiques à une observation purement morale; observation profonde, expression sévère et triste sur le résultat auquel devaient aboutir les grandes vertus et les grands crimes du peuple romain, «< assouvir le bonheur de cinq ou six monstres. >> Ce style énergique est du pur Bossuet; on peut le dire aussi de ce tour par lequel il débute: « C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines; » mais le regard de Bossuet s'étend plus loin que celui de Montesquieu. <«< En traçant l'origine, les progrès et la chute des empires, dit Laharpe, l'auteur du Discours sur l'histoire universelle a toujours suivi de l'œil et montré du doigt le dessein d'une Providence qui tenait les rênes. » Il n'en est pas toujours de même des vues toujours politiques et souvent assez courtes que le président de Montesquieu, subissant les in

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fluences de son siècle, a portées sur les causes suprêmes des événements.

On trouve à la suite de cet ouvrage de Montesquieu deux opuscules historiques, le Dialogue de Scylla et d'Eucrate, et Lysimaque, qui serviraient utilement d'objet d'analyse, au double point de vue de la littérature et de l'histoire.

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