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qu'il nous inspire à l'épreuve des autres et de nous-mêmes; une conscience pure et à l'épreuve de tout; un cœur qui marche droit dans la justice et dans la vérité, insensible à tous les attraits rassemblés autour de lui pour le corrompre, élevé au-dessus de tout ce qui se passe, et soumis à Dieu seul; voilà la véritable gloire et la base de tout ce qui fait les grands hommes. Si vous frappez ce fondement, tout l'édifice s'écroule, toutes les vertus tombent ; et il ne reste plus rien, parce qu'il ne reste plus que nous-mêmes. (Dimanche de la Passion.)

Belle énumération des vertus qui constituent l'homme vraiment grand. « Ce qui se passe; » les choses qui se font autour de lui; ce qui passe aurait signifié les choses contingentes. «La base de tout ce qui fait les grands hommes; » métaphore empruntée à l'art de bâtir, juste et bien continuée dans ce qui suit : « l'édifice s'écroule ; » cet édifice, ce sont les fausses vertus qui tombent une à une, «parce qu'il ne reste plus que nous-mêmes. » Remarquons cette chute inattendue et saisissante, qui rappelle assez le trait de J. B. Rousseau, « l'homme reste, et le héros s'évanouit. »

8. — Pensées détachées.

On a vu des hommes, dans une décrépitude où à peine leur restait-il assez de force pour soutenir un cadavre tout prêt à retomber en poussière, ne conserver dans la défaillance totale des facultés de leur âme, un reste de sensibilité, et pour ainsi dire de signe de vie, que pour cette indigne passion; elle seule se soutenir, se ranimer sur les débris de tout le reste; le dernier soupir être encore pour elle; les inquiétudes des derniers moments la regarder encore et l'infortuné qui meurt, jeter encore des regards mourants, qui vont s'éteindre, sur un ar-. gent que la mort lui arrache, mais dont elle n'a pas arraché l'amour de son cœur.

Voici une des plus belles périodes de l'éloquence fran

çaise. Voyez comme elle est soutenue, progressive, quelle science de la langue, quelle aisance de tour! « Décrépitudes, défaillances, » termes justement appliqués, l'un au corps, l'autre à l'esprit. — «Se soutenir, se ranimer sur les débris de tout le reste; » image empruntée du flambeau, dont la flamme non-seulement se soutient, mais se ranime quand on la croit éteinte, et cette flamme n'éclaire que « des débris. >> «< Inquiétudes; » mot heureux, dans le sens étymologique, absence de repos. « La regarder encore,» s'en préoccuper.—« Et l'infortuné qui meurt, etc.,» tableau d'une rare énergie, dans le dernier trait surtout, antithèse pleine de sens, et admirable comme vérité de passion. Quelle peinture de l'avarice!

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Le monde est un lieu où l'espérance même, qu'on regarde comme une passion si douce, rend tous les hommes malheureux; où ceux qui n'espèrent rien se croient encore plus misérables; où tout ce qui plaît ne plaît jamais longtemps, et où l'ennui est presque la destinée la plus douce et la plus supportable qu'on puisse y attendre.

Comme cela est bien observé! Massillon revient souvent sur les amertumes de la vie mondaine. Ce grand peintre de la vie intérieure est toujours fin, noble et profond.

Dans le monde chacun se plaint de sa destinée; les plus élevés n'y sont pas les plus heureux; ils montent par leur rang et par leur fortune jusqu'au-dessus des nuées; on les perd de vue, si haut ils sont placés; ils paraissent au-dessus des autres hommes par les hommages qu'on leur rend, par l'éclat qui les environne, par les grâces qu'ils distribuent, par les adulations éternelles dont la prospérité et la puissance sont toujours accompagnées; tandis que par la satiété même des plaisirs, et par la gêne des assujettissements et des bienséances, et par la bizarrerie de leurs désirs, et par l'amertume de leurs jalousies et par la bassesse qu'ils emploient pour plaire au maître, et par les dégoûts qu'ils en essuient, ils sont plus bas que le peuple et plus malheureux que lui.

Encore un exemple de ces riches accumulations où chaque trait ajoute à celui qui précède, et qui achèvent l'analyse d'une passion ou d'une infortune du cœur humain. Quant au mécanisme littéraire de cette phrase, il consiste surtout dans l'opposition de ce trait qui commence : « Ils montent par leur rang et par leur fortune jusqu'au-dessus des nuées, » avec celui-ci qui termine: « ils sont plus bas que le peuple, et plus malheureux que lui. » Ce dernier mot a quelque chose de navrant.

L'ambitieux ne jouit de rien; ni de sa gloire, il la trouve obscure; ni de ses places, il veut monter plus haut; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance; ni des hommages qu'on lui rend, ils sont effacés par ceux qu'il est obligé de rendre lui-même; ni de sa faveur, elle devient amère dès qu'il faut la partager avec ses concurrents; ni de son repos, il est malheureux à mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille.

Dans cette belle énumération, remarquez surtout ce trait pittoresque, «il sèche et dépérit au milieu de son abondance, » et cet autre si fin et si pénétrant, « il est malheureux à mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille ; » c'est l'idée de Pascal, exprimée avec plus d'art et moins de génie.

Tous nos soins devraient se borner à connaître la vérité, tous nos talents à la manifester, tout notre zèle à la défendre; nous ne devrions donc chercher dans les hommes que la vérité, et ne souffrir qu'ils voulussent nous plaire que par elle; en un mot, il semble qu'il devrait suffire qu'elle se montrât à nous pour se faire aimer, et qu'elle nous montrât à nous-mêmes pour nous apprendre à nous connaître.

Élégance et distinction de langage, heureuse antithèse dans ces deux termes : « qu'elle se montrât à nous, » et « qu'elle nous montrât à nous-mêmes. » Cicéron, dans le

préambule du Traité des Devoirs, a dit en parlant de la vertu, que si elle pouvait se montrer à nos yeux, elle exciterait en nous d'ineffables amours. Quæ si oculis cerneretur, incredibiles amores de se excitaret.

Toute notre vie se passe à déférer aux autres, à nous accommoder à leurs passions, à suivre leurs exemples. La complaisance est le grand ressort de notre conduite; et, n'ayant peut-être point de vice à nous, nous devenons comptables de ceux de tous les autres.

Un trait fin autant que juste.

Partout nous rendons hommage, par nos troubles et par nos remords secrets, à la sainteté de la vertu que nous violons; partout un fond d'ennui et de tristesse, inséparable du crime, nous fait sentir que l'ordre et l'innocence sont le seul bonheur qui nous était destiné sur la terre. Le crime, après lequel on court avec tant de goût, court ensuite après nous comme un vautour cruel, et s'attache à nous pour nous déchirer le cœur et nous punir du plaisir qu'il nous a lui-même donné.

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Ce tableau de la conscience, que nous avons abrégé, est énergique et beau de langage. Il y a pourtant quelque chose à reprendre. << Avec tant de goût » est faible. Puis ce n'est pas le crime qui punit; c'est l'âme criminelle qui se punit, se déchire elle-même par le remords; elle réagit contre les funestes joies du crime, Mala mentis gaudia, dit Virgile.

Nous mourons tous les jours; chaque instant nous dérobe une portion de notre vie, et nous avançons d'un pas vers le tombeau. Le corps dépérit, la santé s'use, tout ce qui nous environne nous détruit, les aliments nous corrompent, les remèdes nous affaiblissent, ce feu spirituel, qui nous anime au dedans, nous consume, et toute notre vie n'est qu'une longue et pénible agonie. Nous ne songeons point à la mort, parce que nous ne savons point où la placer dans les différents âges de notre vie. Notre crainte, ne pouvant poser sur rien de certain, n'est plus qu'un sentiment vague et confus qui ne porte sur rien du tout;

de sorte que l'incertitude, qui ne devrait porter que sur le plus ou le moins, nous rend tranquilles sur le fond même.

Il faut remarquer ici surtout la première phrase, pour son expression figurée et son rhythme sévère, puis la dernière pour l'observation pénétrante, et dans le genre de Pascal, qui fait si bien comprendre à Massillon la cause la plus secrète de notre indifférence sur la mort. « Le feu spirituel, qui nous anime au dedans, nous consume; » belle métaphore et dont les rapports sont parfaitement ménagés.

Qu'est-ce que la vie humaine, qu'une mer furieuse et agitée, où nous sommes sans cesse à la merci des flots, et où chaque instant change notre situation, et nous donne de nouvelles alarmes? Que sont les hommes eux-mêmes, que les tristes jouets de leurs passions insensées et de la vicissitude éternelle des événements? Liés par la corruption de leur cœur à toutes les choses présentes, ils sont avec elles dans un mouvement perpétuel. Semblables à ces figures que la roue rapide entraîne, ils n'ont jamais de consistance assurée; chaque moment est pour eux une situation nouvelle; ils flottent au gré de l'inconstance des choses humaines, voulant sans cesse se fixer dans les créatures, et sans cesse obligés de s'en déprendre; croyant toujours avoir trouvé le lieu de leur repos, et sans cesse forcés de recommencer leur course; lassés de leurs agitations, et cependant toujours emportés par le tourbillon, ils n'ont rien qui les fixe, qui les console, qui les paye de leurs peines, qui leur adoucisse le chagrin des événements, le monde qui le cause, ni leur conscience qui le rend plus amer, ni l'ordre de Dieu contre lequel ils se révoltent. Ils boivent jusqu'à la lie toute l'amertume de leur calice; ils ont beau le verser d'un vase dans un autre, se consoler d'une passion par une passion nouvelle, d'une perte par un nouvel attachement, d'une disgrâce par de nouvelles espérances, l'amertume le suit partout; ils changent de situation, mais ils ne changent pas de supplice.

Qui n'admirerait l'étendue de ce regard jeté par l'orateur

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