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où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j'essuie; trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien qu'à force de lever la tête : nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement et de qui j'espérais toute ma grandeur: Le meilleur de tous les biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine. Cet homme a pensé cela dans sa disgrâce et l'a oublié dans la prospérité.

Quelle vérité dans ces paroles de l'ambitieux réduit aux réflexions philosophiques, et qui n'est pas corrigé! Son manque de franchise avec lui-même se rencontre dans ce langage si choisi, par lequel il se plaît à exalter la grandeur jusque dans sa fragilité. «S'il y a des biens, etc., » est un trait qui rappelle La Fontaine. Hypocrite à son insu, l'ambitieux sent bien tout ce qu'il y avait de douleurs dans la recherche de ces biens; mais s'il dit qu'il en est revenu, il ment. C'est ce qui est marqué d'uue manière saisissable par le trait final.—Maintenant une pensée d'un autre ordre.

Il y a des créatures de Dieu, qu'on appelle des hommes, qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est occupée, et toute l'attention est réunie à scier du marbre; cela est bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent le jour à ne rien faire; c'est encore moins que de scier du marbre.

Il n'est personne qui n'ait été frappé, comme La Bruyère, de l'apparente nullité à laquelle est condamnée la vie de ces « créatures de Dieu que l'on appelle des scieurs de marbre; mais le moraliste aurait pu compléter sa pensée et la rendre plus élevée, en montrant la dignité de cet homme (dont la vie se passe dans un mouvement des bras, répété comme le balancier d'une pendule), quand ce même homme connaît sa valeur, et sait qu'il a accompli ainsi la

loi qui lui est imposée comme créature de Dieu, comme << ayant une âme qui est esprit. »> Quelque chose de fort piquant et de sérieux au fond.

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Argyre tire son gant pour montrer une belle main, et elle ne néglige pas de découvrir un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit; elle rit des choses riantes ou sérieuses pour faire voir de belles dents; si elle montre son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite, et si elle ne danse jamais, c'est qu'elle est peu contente de sa taille, qu'elle a épaisse; elle entend tous ses intérêts, à l'exception d'un seul; elle parle toujours et n'a pas d'esprit.

Il n'y a rien de malicieux comme le trait qui termine ce petit tableau: « Elle n'a pas d'esprit. » Vous n'êtes pas surpris de la conclusion; vous aviez vu cette belle dame riant des choses sérieuses aussi bien que des choses plaisantes.

Tu te trompes, Philémon, si, avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'estime davantage; on écarte tout cet attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.

Quel art surprenant de style! quel ingénieux mécanisme des mots! << Pour pénétrer jusqu'à toi. » Il y a là un coup d'épée. Nous recommandons la peinture qui suit:

Il fait bâtir une maison de pierre de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer, et dont il assure, en toussant, et avec une voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin. Il se promène tous les jours dans ses ateliers sur le bras d'un valet qui le soulage; il montre à ses amis ce qu'il a fait, et leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit, il n'en a point, ni pour ses héritiers, personnes viles et qui sont brouillées avec lui, c'est pour lui seul, et il mourra demain.

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« Dont il assure en toussant, etc. » Tout cela est pittoresque et imitatif. << Personnes viles,» de condition vile, inférieure; ce mot ne s'emploie plus qu'au sens moral. — « Il mourra demain. » Cela est sublime, par le contraste avec le détail piquant qui précède. Les latinistes peuvent se rappeler un trait analogue dans Horace Percurrisse polum morituro (l. I, od. 24). On se rappellera aussi le Vieillard et les trois Jeunes Hommes, un chef-d'œuvre de La Fontaine; mais, chez le fabuliste, l'octogénaire a le beau rôle, il a raison de planter, et c'est lui qui fait la juste morale.

La véritable grandeur se laisse toucher et manier; elle se courbe avec bonté vers ses inférieurs et revient sans effort à son naturel. Ils ne hasardent point leurs suffrages, ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. — Il y a dans quelques termes un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie.

Ces trois pensées détachées se font remarquer par le pittoresque de l'expression; ainsi, « la bonté qui se courbe et revient; la foule qui porte et entraîne; la modestie qui ne saurait couvrir les vertus. » Quelle variété dans ce style pour les images et pour les tours! Une autre pensée de La Bruyère.

Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite des autres.

On veut bien admirer, mais comme tous et après tous. Il y a là un des plus intimes secrets de l'envie.

Dans un chapitre admirable sur les Esprits forts, La Bruyère, comme tous les grands esprits du grand siècle, paie son tribut à la démonstration de l'existence de Dieu et des vérités de la religion. Le moraliste, dans ce chapitre, s'élève à la plus haute éloquence; en voici un extrait.

Je n'ai pas tout dit, ô Lucile, sur le miracle de ce monde visible, ou, comme vous parlez quelquefois, sur les merveilles du hasard, que vous admettez seul pour la cause première de toutes choses. Il est encore un ouvrier plus admirable que vous ne pensez; connaissez le hasard, laissez-vous instruire de toute la puissance de votre Dieu.

L'orateur (car ici La Bruyère peut être appelé de ce nom), après cette vive ironie, continuant à interpeller celui qui fait son dieu du hasard, lui expose les merveilles de la création, et finit par cette apostrophe:

Rois, monarques, potentats, sacrées majestés, vous ai-je nommés par tous vos superbes noms ? grands de la terre, trèshauts, très-puissants, et peut-être tout-puissants seigneurs, nous autres hommes, nous avons besoin pour le moment d'un peu de pluie, de quelque chose de moins, d'un peu de rosée faites de la rosée, envoyez sur la terre une goutte d'eau.

Assurément cette pensée n'a rien de nouveau pour le fond; mais le tour, le mouvement, la passion la relèvent jusqu'au sublime. — « Très-puissants, et peut-être toutpuissants! >> Comme s'il disait : Peut-être allez-vous tout à l'heure vous montrer tout-puissants. A l'œuvre donc, faites-nous ce peu de chose que nous vous demandons. Et par quelle vive gradation descendante il arrive à ce peu de chose, « une goutte d'eau ! »

Dans un genre plus tempéré, on lira avec plaisir cet apologue.

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Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d'un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une

prairie une herbe menue et tendre, qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger, soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis et ne les perd pas de vue; si elles se dispersent, il les rassemble; il les suit, il les conduit, il les change de pâturage; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite; il les nourrit, il les défend; l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil. Quels soins! quelle vigilance! quelle servitude! quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou de ses brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger ou le berger pour le troupeau ? Image vraie des peuples et du prince qui les gouverne, s'il est bon prince!

Il suffit d'examiner avec attention tous les détails de ce tableau pour reconnaître la perfection avec laquelle tout y est préparé et gradué de manière à produire tout l'effet désirable. D'abord le beau choix des expressions : « répandu sur une colline; le déclin d'un beau jour; l'herbe menue et tendre qui a échappé, etc.; » tout cela est d'une grande fraîcheur, et rappelle La Fontaine et son lièvre qui était « allé faire à l'aurore sa cour, parmi le thym et la rosée. » Ensuite il y a le détail si fini des soins du berger; soins multipliés qui se reflètent dans les incises coupées et le mouvement de la phrase. -Cette phrase, a l'aurore le trouve déjà en pleine campagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil,» est large de sens et de forme; elle embrasse toute la journée, c'est-à-dire toute la vie du berger. Et cette belle alliance de mots, « la solitude du berger;» et la gradation de ces trois mots : « soins, vigilance, servitude; » enfin le sens moral de l'apologue, qui est de montrer l'image d'un « bon prince. » - Ajoutons que cet apologue politique est assez dans le goût de ceux de Fénelon.

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7. Quelques pensées littéraires.

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Nous terminerons ce chapitre sur La Bruyère, en em

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