Page images
PDF
EPUB

si naturellement de l'esprit des autres qu'il y est lui-même · trompé. >> Toute cette phrase: « C'est un homme qui est de mise un quart d'heure, » est excellente; on voit passer ce faux génie par toutes les teintes, depuis son éclat factice qui dure un quart d'heure jusqu'à la chute de tout ce lustre étranger qu'il ne devait qu'à un peu de mémoire, et sa pauvreté est mise à nu par cette métaphore familière empruntée à un habit râpé jusqu'à ne montrer que la trame. Il y a dans le dernier trait, «il croit que tous les yeux, etc., » une vérité de peinture et, comme l'a dit un critique, une imagination dans l'expression et dans le choix et dans. l'arrangement des mots, qu'il faut admirer.

Il y a dans la vie certains caractères excentriques, tout à fait originaux et amusants de bon aloi, à l'égard desquels l'auteur déploie un art de description surprenant. Tout le monde connaît son Distrait, et la suite de tableaux sur les diverses manies qui ont cours dans le monde: piquante galerie d'originaux que La Bruyère a groupés avec un grand art. — Voici une des plus ingénieuses.

[blocks in formation]

Diphile commence par un oiseau, et finit par mille. Sa maison n'en est pas infectée, mais empestée; la cour, la salle, l'escalier, le vestibule, les chambres, le cabinet, tout est volière. Ce n'est plus un ramage, c'est un vacarme; les vents d'automne et les eaux dans leurs plus grandes crues, ne font pas un bruit si perçant et si aigu; on ne s'entend non plus parler les uns les autres que dans ces chambres où il faut attendre, pour faire le compliment d'entrée, que les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour Diphile un agréable amusement; c'est une affaire laborieusc, et à laquelle à peine il peut suffire.

Il passe tous les jours, ces jours qui échappent, et qui ne reviennent plus, à verser du grain et à nettoyer des ordures. Il donne pension à un homme qui n'a point d'autre ministère

que de siffler des serins au flageolet, et de faire causer des canaris. Il est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il l'épargne de l'autre; car ses enfants sont sans maîtres et sans éducation. Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre repos, que ses oiseaux ne reposent, et que ce petit peuple, qu'il n'aime que parce qu'il chante, ne cesse de chanter. Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil lui-même il est oiseau, il est huppé, il gazouille, il perche, il rêve la nuit qu'il mue ou qu'il couve.

:

L'inépuisable variété du talent de La Bruyère se montre dans ce passage: nulle part la langue n'est plus flexible, la pensée plus souple, l'imagination plus ingénieuse et plus vive; ce n'est plus cette ironie amère qui se fait jour dans les autres portraits; c'est une finesse railleuse qui n'est pas sans bonhomie, mais sous laquelle apparaît surtout l'art de l'écrivain. Tout ce morceau d'ailleurs est imitatif; on croit voir le mouvement perpétuel; la volage légèreté du peuple de la volière se réfléchit dans le choix de tant de syllabes légères aussi, et qui gazouillent comme les commensaux de Diphile; les derniers traits surtout sont admirables. Le mécanisme des mots est tel que l'on assiste, en quelque sorte, à la métamorphose imaginaire de l'amateur d'oiseaux, qui lui-même est oiseau; « il est huppé, il gazouille, il perche, il rêve la nuit qu'il mue, qu'il couve. » Quelle charmante gradation! quel singulier effet d'arrangement de mots et de nombre! La Fontaine n'aurait pas mieux rencontré.

Il faut observer aussi que sous ces traits d'un portraitiste original se montre le trait profond et vif du moraliste, un trait qui jette une lueur dramatique dans ce récit d'apparence légère, et qui semble fait uniquement pour amuser. Ce trait, le voici : « Il est vrai que ce qu'il dépense d'un côté, il l'épargne de l'autre; car ses enfants sont sans maîtres, sans éducation. » Ainsi l'homme à manies manque à ses devoirs; est-il heureux? La Bruyère répond par cette

parole énergique : « Il se renferme le soir, fatigué de son propre plaisir. » On a dû remarquer un beau trait de sentiment, qui est en même temps un trait de pensée : « Il passe les jours, ces jours qui échappent et qui ne reviennent plus. >>

[blocks in formation]

Vous voulez, dit Démocède, voir mes estampes? Et bientôt il les étale et vous les montre. Vous en trouverez une qui n'est ni noire ni dessinée, et d'ailleurs moins propre a être gardée dans un cabinet qu'à tapisser un jour de fête le Petit-Pont ou la rue Neuve; il convient qu'elle est mal gravée, plus mal dessinée; mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée, que c'est la seule qui soit en France de ce dessin, qu'il l'a achetée très-cher et qu'il ne la changerait pas pour tout ce qu'il y a de meilleur. J'ai, continue-t-il, une sensible affliction et qui m'obligera de renoncer aux estampes pour le reste de mes jours. J'ai tout Calot, hormis une seule, qui n'est pas à la vérité de ses bons ouvrages; au contraire, c'est un des moindres, mais qui achèverait Calot; je travaille depuis vingt ans à recouvrer cette estampe, et je désespère enfin d'y réussir; cela est bien rude.

Rien de plus naturel et de plus charmant que cette expression des regrets de l'homme aux estampes. « J'ai, dit-il, une terrible affliction !... Je désespère d'y réussir.» La passion respire dans ces paroles; et quand il achève par cette exclamation : « Cela est bien rude! » on croit entendre le gros soupir qui se dégage de sa poitrine oppressée, et on se prendrait de sympathie pour une douleur aussi sincère, tout factice qu'en soit l'objet.

Nous ne nous lasserions pas de citer ces portraits si ingénieux, si finement dessinés, dont les traits et les contours sont si bien accusés et d'un relief si excellent. Nous

rapporterions surtout l'amateur de fleurs, ou bien l'amateur de prunes qui cueille si artistement une prune exquise. « Il l'ouvre, vous en donne une moitié, et prend l'autre. Quelle chair! dit-il; goûtez-vous cela? Cela est divin! Voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs! Et là-dessus ses narines s'enflent, il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors modestes. »Nous n'oublierions pas non plus la manie de l'érudit qui croit Henri IV fils de Henri III, et ne s'inquiète nullement de la santé de ceux qui l'intéressent, et qui, imperturbable sur les faits antiques, vous dira que << Thetmosis, un roi d'Égypte, était valétudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son aïeul. » Mais, obligé de nous restreindre dans ce choix de belles fleurs que nous avons à cueillir et à offrir en corbeille pour en faire respirer le parfum, nous allons passer des caractères proprement dits aux pensées détachées qui y sont mêlées.

Pensées morales détachées.

Je vois un homme entouré et suivi, mais il est en place; j'en vois un autre que tout le monde aborde, mais il est en faveur; celui-ci est embrassé et caressé, même des grands, mais il est riche; celui-là est regardé de tous avec curiosité, on le montre du doigt, mais il est savant et éloquent; j'en découvre un que personne n'oublie de saluer, mais il est méchant. Je veux un homme qui soit bon, qui ne soit rien davantage, et qui soit recherché.

Parfaite gradation, style incisif, précis et plein de sens; voilà, dans toutes leurs nuances, et avec leurs causes, les hommages que les mortels consentent à accorder à leurs semblables. L'introuvable, c'est l'homme bon, qui n'est pas autre chose, et qui pourtant soit entouré et recherché.

Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, il oublie de vivre.

Sentence profonde; la pensée suivante fait mal, tant elle creuse, au fond de son infirmité, la vie humaine.

Une longue maladie semble être placée entre la vie et la mort, afin que la mort même devienne un soulagement et à ceux qui meurent et à ceux qui restent.

On trouvera dans la pensée suivante un sentiment bien vif des vanités de l'existence.

Il y a un temps où la raison n'est pas encore, où l'on ne vit que par instinct, à la manière des animaux, et dont il ne reste dans la mémoire aucun vestige. Il y a un second temps où la raison se développe, où elle est formée, et où elle pourrait agir si elle n'était pas obscurcie et comme éteinte par les vices de la complexion, et par un enchaînement de passions qui se succèdent les unes aux autres et conduisent jusqu'au troisième et dernier âge. La raison, alors dans sa force, devrait produire : mais elle est refroidie et ralentie par les années, par la maladie et la douleur, déconcertée ensuite par le désordre de la machine qui est à son déclin ; et ces temps néanmoins sont la vie de l'homme.

On voit que La Bruyère a imité Pascal, si triste, et à la fois si sublime dans le tableau des vanités de l'homme. Il en approche, mais il n'a pas l'incomparable puissance de son devancier.

Tels hommes passent une longue vie à se défendre des uns, et à nuire aux autres, et ils meurent consumés de vieillesse, après avoir causé autant de maux qu'ils en ont souffert.

Que cela est sombre et profond! -Écoutez un grand, tombé dans la disgrâce, et faisant de beaux projets de détachement.

Les deux tiers de ma vie sont écoulés; pourquoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste? La plus brillante fortune ne mérite point ni le tourment que je me donne, ni les petitesses

« PreviousContinue »