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saisi au passage, fixé par ce burin si ingénieux, et mis un instant sous vos regards, avant que cette figure d'un relief si marqué ait fait place à d'autres figures non moins heureuses. Et ce tableau est si vivant, que vous êtes tenté de vous arrêter de céder le terrain à ce riche insolent qui passe et avec lequel vous avez fort peu d'envie de vous rencontrer.

Nous remarquerons comme expressions qui appartiennent essentiellement au dix-septième siècle, «la démarche ferme et délibérée; » cette expression est forte et en voici le sens précis: une démarche résolue, qui annonce qu'après avoir mûrement délibéré, on a arrêté d'agir comme on le fait. « Libertin, » celui qui pense et qui agit avec un excès de liberté, avec licence; ici La Bruyère, selon l'usage dans lequel ce mot était employé à son époque, paraît l'entendre dans le premier sens, celui d'esprit fort. — << Politique », l'homme versé dans la conduite des affaires publiques, dans l'art de gouverner: c'est une des grandes prétentions de l'homme riche; il est mystérieux, il veut faire croire qu'il est dans les secrets de haut lieu. « Il se croit des talents et de l'esprit : il est riche. » C'est là le résumé du portrait, la dernière illusion du riche orgueilleux; les talents et l'esprit sont dans la bourse avec l'or. Le financier de La Fontaine se plaignait qu'on ne pût vendre au marché la joie et le dormir; le riche, suivant La Bruyère, pense qu'il ne lui est pas nécessaire d'acheter l'esprit; il l'a d'origine.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l'esprit, l'air d'un stupide; il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus; et, s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal; il croit peser à ceux à qui il parle il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis;

ilcourt, il vole pour leur rendre de petits services; il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur, il est superstitieux, scrupuleux, timide, il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre, il marche les yeux baissés, et il n'ose les fixer sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, accueille furtivement ce qui se dit, et se retire si on le regarde; il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie, il se renferme dans son manteau ; il n'y a point de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége, il parle bas dans la conversation et il articule mal. Libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère, il n'ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie, il n'en coûte à personne ni salut ni compliment: il est pauvre.

Ce tableau fait contraste avec le précédent et il a des qualités analogues de style vif, ingénieux; circonstances qui enchérissent les unes sur les autres; peinture pleine de relief. Les traits les plus spirituels et les plus vrais sont ceux-ci « Il croit peser à ceux à qui il parle ; il sourit à ce que les autres lui disent; il est mystérieux sur ses affaires. Remarquez que le riche était mystérieux sur les affaires du pays. «Il marche doucement et légèrement; il recueille furtivement ce qui se dit, et se retire si on le regarde. » Comme cela est vrai, puis dessiné avec une incomparable finesse! Et ce trait : « Il va les épaules serrées. La conclusion, « il est pauvre, » est en parfait rapport avec la précédente, « il est riche; » c'est un exemple achevé de ce que la rhétorique appelle la suspension.

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- Le portrait du pauvre est mieux, plus finement observé que celui du riche; il est bien entendu qu'il s'agit ici du riche sans esprit et du pauvre sans dignité. Remarquez aussi que ce sont deux portraits plutôt que deux caractères; si l'on peignait le riche et le pauvre de nos jours, on trouverait sans doute des traits différents que ceux dont La Bruyère a buriné les deux types selon son époque. Dans. son tableau de l'égoïste, La Bruyère va plus au fond; le vice se montre sous le ridicule, le caractère apparaît davantage sous le portrait.

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Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point; non content de remplir à une table la première place, il occupe à lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat et fait son propre de chaque service; il ne s'attache à aucun des mets qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois; il ne se sert à table que de ses mains, il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière que les convives, s'ils veulent manger, mangent ses restes; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin et sur la nappe; on le suit à la trace; il mange haut et avec grand bruit; il roule les yeux en mangeant, la table est pour lui un atelier; il écure ses dents et continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent; dans tout autre, si on veut le croire, il pâlit et tombe en faiblesse; s'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre, le meilleur lit. Il tourne tout à son usage: ses valets, ceux d'autrui courent dans le même temps pour son service; tout ce qu'il trouve

sous sa main lui est propre hardes, équipages; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile; ne pleure pas la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

Ce qui est remarquablé dans ce tableau, évidemment d'après nature, c'est surtout le naturel et le sentiment intime d'indignation qui y règne. Ici le portait devient satirique à la manière de Juvénal. Il prend son personnage au moment où le ridicule fait place à l'odieux. C'est sous ce dernier point de vue qu'il faut excuser les traits peut-être un peu chargés et assez dégoûtants par lesquels l'égoïste est peint dans le triomphe de sa gloutonnerie; mais l'indignation de l'écrivain, marche en croissant à mesure qu'il relate toutes les exigences de l'homme qui arroge tout à lui; sa plume se précipite à mesure que son cœur se soulève en achevant de dévoiler celui qui « ne plaint personne et ne connaît d'autres maux que les siens, » et il finit par un trait où l'on sent une juste colère et qui va jusqu'à l'éloquence. « Sa réplétion et sa bile. » On voit ici l'individualité; La Bruyère peint ce qu'il a vu; ainsi qu'il le dit au début de sa préface, «< il rend au public ce que le public lui a prêté. » Tout cela du reste n'est rien qu'un aspect de l'égoïste, tous ne se décèlent pas par les exigences d'un voyageur mal appris dans l'hôtellerie. Aujourd'hui l'égoïste est de meilleur ton; souvent le vernis de lapolitesse dissimule l'âpreté de l'homme; parfois il se place dans une ombre calculée pour mieux observer et saisir sa proie, et il cache ses griffes sous la patte de velours.

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3.

L'Homme paré des plumes du paon.

Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui; il ne parle pas, il répète des sentiments et des

discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres, qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter. C'est un homme qui est de mise un quart d'heure de suite ; qui le moment d'après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu'un peu de mémoire lui' donnait, et montre la corde; lui seul ignore combien il est audessous du sublime et de l'héroïque; et, incapable de savoir jusqu'où l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce qu'il en a, est tout ce que les hommes en sauraient avoir; aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soi-même, et il ne s'en cache pas. Ceux qui passent le voient, et il semble prendre un parti, ou décider qu'une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit rendre le salut ou non; et, pendant qu'il délibère, vous êtes hors de portée. Sa vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était pas. L'on juge, en le voyant, qu'il n'est occupé que de sa personne, qu'il sait que tout lui sied bien et que sa parure est assortie, qu'il croit que tous les yeux sont toujours ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.

Il y a dans ce tableau quelque chose d'assez peu vraisemblable, c'est que celui dont l'esprit n'est riche que de la richesse d'autrui, soit lui-même si bien trompé sur son mérite, qu'il ne regarde rien comme supérieur à lui, et qu'il ne se voie pas au-dessous du sublime et de l'héroïque. En général ces génies d'emprunt ne sont pas si bien dupes d'eux-mêmes et ils ne savent pas à ce point s'assimiler la substance d'autrui qu'ils ne la distinguent pas de la leur propre; mais les portraits de La Bruyère sont plus individuels que généraux, et il suffit qu'un tel caractère ne soit pas impossible; dans tous les cas il a dû exister parmi les connaissances du moraliste. Il y a d'ailleurs beaucoup de finesse dans le trait qui est la clef de tout le morceau, « il se sert

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