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L'interlocuteur A est Fénelon, celui qui instruit. Cette forme d'appellation par initiales est peu agréable et fatigue l'esprit. Les dialogues de Platon et de Cicéron sont mis dans la bouche de Socrate et des personnages les plus célèbres. Avec cela les dialogues ont toujours la vie et l'intérêt dramatique qui manque à celui-ci. Quoi qu'il en soit, Fénelon arrive à prouver la dernière partie de sa proposition, savoir qu'il n'y a pas d'éloquence sans poésie. Alors vient une parfaite détermination de la poésie, qui est distincte de la versification, ou parole mesurée, et qui se trouve chez beaucoup de gens qui n'ont jamais fait de vers. Dans la prose, «la poésie est une fiction vive qui peint la nature,» or, puisque pour intéresser l'auditeur et « imprimer les choses dans son âme » il faut peíndre, la poésie, étant une peinture, doit donc se trouver aussi chez l'orateur. Et ainsi il faut conclure que la poésie, « qui n'est que la vive peinture des choses, » est comme l'âme de l'éloquence. Ces théories sur l'art sont très-élevées. La pensée moderne, ajoutée à la sagesse antique, n'a rien dit de plus excellent sur la nature de la poésie et sur sa présence dans l'œuvre oratoire. -Ainsi est résolue la question, tant controversée, de savoir s'il y a des poëmes en prose, et, par exemple, si le Télémaque est un poëme. Ce qu'il y a de sûr, c'est que si le Télémaque n'est pas un poëme, il est du moins une œuvre de poésie; en chercher davantage serait poursuivre une subtilité.

B. Vous nous avez assez parlé de la peinture, dites-nous quelque chose des mouvements; à quoi servent-ils? — A. A en imprimer dans l'esprit des auditeurs qui soient conformes au dessein de celui qui parle. — B. Mais ces mouvements en quoi les faites-vous consister? A. Dans les paroles et dans les actions du corps. B. Quel mouvement peut-il y avoir dans les paroles? - A. Vous l'allez voir. Cicéron rapporte que les ennemis mêmes de Gracchus ne purent s'empêcher de pleurer

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lorsqu'il prononça ces paroles : « Misérable où irai-je ? Quel asile me reste-t-il ? Le Capitole? Il est inondé du sang de mon frère. Ma maison? J'y verrai une malheureuse mère fondre en larmes et mourir de douleur. » Voilà des mouvements. Si on disait cela avec tranquillité, il perdrait sa force; vous le croirez aussi bien que moi, si vous l'essayez. Voyons-le : « Je ne sais où aller dans mon malheur, il ne me reste aucun asile. Le Capitole est le lieu où l'on a répandu le sang de mon frère; ma maison est un lieu où je verrais ma mère pleurer de douleur.» C'est la même chose. Qu'est devenue cette vivacité? où sont ces paroles coupées qui marquent si bien la nature dans les transports de la douleur?

La manière de dire les choses fait voir la manière dont on les sent, et c'est ce qui touche davantage l'auditeur. Dans ces endroits-là, non-seulement il ne faut point de pensées, mais on en doit retrancher l'ordre et les liaisons; sans cela la passion n'est plus vraisemblable, et rien n'est si choquant qu'une passion exprimée avec pompe et par des périodes réglées; sur cet article je vous renvoie à Longin.

«De la peinture, » expression un peu équivoque, il veut parler de l'art de peindre par la parole. Je ne sais si « imprimer des mouvements » est une métaphore assez juste, le mouvement est une circonstance d'un sujet, il n'est pas une chose qui y soit inhérente, comme l'impression. « Les actions du corps, » ce que dans la rhétorique on a coutume surtout d'appeler simplement l'action, et qui se compose de la déclamation et des gestes. L'exemple du mouvement oratoire, que Fénelon cite après Cicéron, est très-bien choisi. Il n'est personne qui ne sente la beauté que le tour de phrase interrogative communique au discours de Gracchus, et comme toute l'éloquence disparaît, selon que le mouvement a fait place à une forme de langage plus simple, c'est-à-dire sans figure. Le sentiment se réfléchit dans la manière de dire les choses et ce sentiment se communique à l'auditeur. « Les transports de la douleur, » est une expression toute française et fort énergique;

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la douleur porte l'homme en dehors de lui-même. C'est, en effet, le propre de toutes les passions vives d'opérer ce transport de l'homme hors de sa possession. Dans le mouvement on cherche moins l'idée que la passion; du moins retranche-t-on l'ordre et les liaisons dans les pensées : et Fénelon se moque avec raison d'une « passion exprimée avec pompe et par des périodes réglées. »

Voici le passage de Longin auquel Fénelon ramène son lecteur: « La passion, dans les hommes qui en sont émus, est comme un vent léger et inconstant qui les entraîne et le fait tourner sans cesse de côté et d'autre, si bien que, dans ce flux et reflux perpétuel de sentiments opposés, ils changent à tout moment de pensées et de langage; et ne gardent ni ordre, ni suite dans leurs discours. » Ce passage du célèbre rhéteur du troisième siècle est beau et expressif; on voit que Fénelon en était pénétré. Ce grand écrivain possédait en lui la fleur de la critique aussi bien que du génie poétique de l'antiquité.

12.

· Variété et simplicité du style,

Il ne faut rien présenter à l'esprit de l'auditeur qui ne mérite son attention, qui ne contribue à l'idée qu'on veut lui donner. Ainsi, il faut être judicieux pour le choix des circonstances, mais il ne faut point craindre de dire tout ce qui sert ; et c'est une politesse mal entendue que de supprimer certains endroits utiles, parce qu'on ne les trouve pas susceptibles d'ornements; outre qu'Homère nous apprend assez, par son exemple, qu'on peut embellir en leur manière tous les sujets. D'ailleurs, il faut reconnaître que tout discours doit avoir ses inégalités; il faut être grand dans les grandes choses; il faut être simple, sans être bas, dans les petites; il faut tantôt de la naïveté et de l'exactitude, tantôt de la sensibilité et de la véhémence; un peintre qui ne représenterait que des palais d'une architecture somptueuse ne ferait rien de vrai, et lasserait bientôt. Il faut suivre la nature dans ses variétés.

« C'est une politesse mal entendue. » Ce mot, fort en usage au dix-septième siècle, ne s'emploie plus dans ce sens. La Bruyère (Discours de réception, en 1695), dans un éloge très-ingénieux de Fénelon, orateur, emploie la même E expression dans le même sens que Fénelon lui-même : « Toujours maître de l'oreille et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet pas d'envier ni tant d'élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse; on est assez heureux de l'entendre, de sentir ce qu'il dit et comme il le dit.»-« Homère nous apprend; » Fénelon, le plus homérique de tous les écrivains, a loué bien des fois la simplicité du grand poëte, où l'on retrouve « l'aimable simplicité du monde naissant, » comme il dit quelque part avec une élégance pleine de charme. « De la naïveté... » Ces quatre qualités, diverses ou opposées, expliquées dans toutes les rhétoriques, marquent assez fidèlement toute la variété qui peut exister dans le style. «Simple sans être bas.> Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse, dit Boileau. -Au sujet « des inégalités,» inévitables en tout discours, on a dit avec raison: «S'il n'y avait pas de vallées, il ne saurait exister de montagnes. » Les hauteurs dans l'ordre moral sont à la condition qu'il soit permis d'en descendre.

La plupart des gens qui veulent faire de beaux discours, cherchent sans choix également partout la pompe des paroles, ils croient avoir tout fait, pourvu qu'ils aient fait un amas de grands mots et de pensées vagues; ils ne songent qu'à charger leurs discours d'ornements; semblables aux méchants cuisiniers qui ne savent rien assaisonner avec justesse, et qui croient donner un goût exquis aux viandes en y mettant beaucoup de sel et de poivre. La véritable éloquence n'a rien d'enflé ni d'ambitieux; elle se modère, et se proportionne aux sujets qu'elle traite, elle n'est grande et sublime que quand il faut l'être.

Écrivains qui « cherchent également partout la pompe

des paroles; » heureuse expression et juste critique pour des écrivains tels que Balzac, par exemple, parmi les devanciers de Fénelon. - «Grands mots et pensées vagues,» expressions parfaitement alliées, les grands mots, par le fait même de leur ambition, ne savent pas trop ce qu'ils veulent dire; de là les pensées vagues ou obscures.- « Ils croient avoir tout fait, pourvu qu'ils aient fait ; » le style ici dégénère un peu de la facilité dans la négligence; mais c'est une négligence qui parfois ne messied. pas; ici, par exemple, où il donne la théorie de la simplicité dans le langage; par la comparaison très-familière du cuisinier avec l'auteur, Fénelon joint l'exemple au précepte, en montrant comment «il ne faut pas supprimer certains endroits utiles parce qu'on ne les trouve pas susceptibles d'ornements. » On sait d'ailleurs comment les anciens, et surtout Platon dans ses Dialogues, faisaient un fréquent usage de ce genre de comparaison. Quand l'écrivain de génie use de cette simplicité, son effet est certain; on sait que c'est l'éloquence elle-même qui « se modère, » comme dit énergiquement Fénelon.

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Dans le troisième Dialogue, l'auteur s'attache à caractériser la véritable éloquence, dont il trouve les principaux modèles chez les Pères de l'Église; il ne faut pas oublier que les Dialogues de Fénelon ont pour objet spécial l'éloquence de la chaire. Mais les livres saints sont la source inépuisable de toute l'éloquence chrétienne, c'est ce que l'auteur va développer:

Pour faire sentir l'éloquence de l'Écriture, rien n'est plus utile que d'avoir le goût de la simplicité antique; surtout la lecture des anciens Grecs sert beaucoup à y réussir. Il faut connaître Homère, Platon, Xénophon, et les autres des anciens temps.

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