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moi, et ne laissaient pas de m'agiter avec trop de violence; » c'est encore ici une parole profonde; on sent un naître de la vie spirituelle. Et chose étrange, en effet, que le résultat produit par l'excès des plaisirs dans les cœurs vicieux ! ces mêmes plaisirs qu'ils ne sentent plus, les agitent avec violence et les font souffrir par le sentiment de leur impuissance et par le remords qui se glisse malgré eux. -« J'avais l'honneur de souffrir pour la vertu, par l'injustice du tyran, et tu étais le tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie. » Malheureux sur le trône par sa tyrannie, Denys le fut aussi après sa chute, parce qu'il ne s'était pas préparé à ce revers, et que sa disgrâce était une honte, tandis que Platon esclave trouvait sa consolation dans l'honneur de souffrir pour la vertu. On ne pouvait exprimer d'une manière plus précise cette double condition si diverse de deux hommes également infortunés en apparence, mais souffrant, l'un pour la vertu, l'autre pour le crime.

Quel que soit le mérite des Dialogues des morts de Fénelon, comme livre de morale, ils sont loin de posséder la vivacité fine et caustique, l'esprit et le tour ingénieux, le dessin arrêté et sûr des caractères, qui donnent tant de supériorité aux Dialogues de Lucien, l'inventeur du genre.

11.

Persuader, peindre et toucher.

Fénelon est aussi un de nos plus célèbres écrivains en matière de critique littéraire. Dans ses Dialogues sur l'éloquence, avec la lettre sur les Occupations de l'Académie, et quelques autres opuscules, il s'est placé au premier rang avec les Cicéron, les Quintilien, et les plus illustres modernes. Ses dialogues rappellent à la fois et le genre et l'objet du Gorgias de Platon. Après Platon et les autres anciens, il trace l'idéal de l'orateur dont le but est d'être utile en rendant meilleurs ceux qui l'écoutent. Le premier dialogue contient, après une mise en scène qui se fait

remarquer par une critique malicieuse, ou du moins spirituelle, l'exposition des qualités morales nécessaires à l'orateur. Dans le second, il établit trois conditions à remplir : penser, peindre et toucher.

Le philosophe, en prouvant, ne fait que convaincre, et l'orateur, outre qu'il convainc, persuade. La persuasion a au-dessus de la simple conviction, que non-seulement elle fait voir la vérité, mais qu'elle la dépeint aimable, et qu'elle émeut les hommes en sa faveur; ainsi, dans l'éloquence tout consiste à ajouter à la preuve solide les moyens d'intéresser l'auditeur, et d'employer ses passions pour le dessein qu'on se propose. On lui inspire l'indignation contre l'ingratitude, l'horreur contre la cruauté, la compassion pour la misère, l'amour pour la vertu, et le reste de même. Voilà ce que Platon appelle agir sur l'âme de ses auditeurs et émouvoir leurs entrailles.

Les rhéteurs ont beaucoup écrit sur l'art de convaincre par les preuves, et sur la distinction qui existe entre convaincre et persuader; mais rien n'est plus clair et mieux exprimé que ce passage de Fénelon. La conviction fait voir la vérité; la persuasion, non-seulement la fait voir, mais encore la rend aimable. L'action de convaincre est une victoire, une prise d'assaut, mais après une résistance plus ou moins vigoureuse; la persuasion subjugue le cœur et l'esprit, elle ne prend pas d'assaut, elle force l'ennemi à se rendre. Fénelon le détermine très-bien par cette phrase: « Ainsi, dans l'éloquence tout consiste à ajouter à la preuve solide les moyens d'intéresser l'auditeur, et d'employer ses passions pour le dessein qu'on se propose. » Intéresser l'auditeur, en « dépeignant aimable la vérité, » c'est ce que Fénelon explique par l'art de peindrc, qui est, selon lui, la seconde condition de l'éloquence.

Peindre, c'est non-seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d'une manière si vraie et si sensible que l'auditeur s'imagine presque les voir. Par exemple,

un froid historien qui raconterait la mort de Didon, et se contenterait de dire: Elle fut si accablée de sa douleur après le départ d'Énée, qu'elle ne put supporter la vie; elle monta au haut de son palais; elle se mit sur son bûcher et se tua ellemême. En écoutant ces paroles vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N'est-il pas vrai que quand il raconte toutes les circonstances de ce désespoir, qu'il vous montre Didon furieuse avec un visage où la mort est déjà empreinte, qu'il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage; vous voyez la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n'est capable de consoler: vous entrez dans tous les sentiments qu'eurent alors les véritables spectateurs? Ce n'est plus Virgile que vous écoutez; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparaît; on ne voit plus que ce qu'il fait voir, on n'entend plus que ce qu'il fait parler.

Cette définition de l'art de peindre en matière littéraire est très-précise et marque bien la différence qui existe entre cet art et la simple description. Fénelon explique ici ce qui dans les rhétoriques s'appelle hypotypose, « représentation vive et sensible » des détails d'une description. L'exemple emprunté à ce récit de la Mort de Didon par Virgile est choisi avec beaucoup de goût, c'est en effet le plus bel exemple de l'art de peindre dans une narration; Fénelon met en relief les circonstances les plus touchantes des vers de Virgile. « Votre imagination vous transporte à Carthage; l'imagination, un mot tout moderne, est la faculté de se représenter les images des choses: faculté complexe et qui est la source la plus féconde où l'esprit va puiser pour représenter la beauté. L'auditeur aussi est doué d'imagination, puisque ces images, si bien assorties dans les créations du poëte, sont aussi reproduites dans l'intelligence de celui qui écoute. Or l'intelligence, appliquée à la propriété de percevoir les images et de les organiser selon les lois du beau, s'appelle l'imagination. Cette faculté

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est puissante, l'auteur vous le dit, car elle vous enlève à vous-même et « vous transporte » où elle veut. De là naît l'illusion, heureuse puissance du poëte qui fait tout disparaître pour vous laisser tout entier à son œuvre, à l'enchantement où il lui a plu de vous plonger.

Voilà la force de l'imitation et de la peinture; de là vient qu'un peintre et un poëte ont tant de rapport; l'un peint pour les yeux, l'autre pour les oreilles; l'un et l'autre doivent porter les objets dans l'imagination des hommes. Je vous ai cité un exemple tiré d'un poëte, pour vous faire mieux entendre la chose; car la peinture est encore plus vive et plus forte dans les poëtes que dans les orateurs. La poésie ne diffère de la simple éloquence, qu'en ce qu'elle peint avec enthousiasme et avec des traits plus hardis. La prose a ses peintures, quoique plus modérées; sans les peintures on ne peut charmer l'imagination de l'auditoire, ni exciter ses passions. Un récit simple ne peut émouvoir; il faut non-seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés.

Horace a dit: La poésie est comme une peinture; c'est cette vérité première de l'art, qui est ici développée. A ce point de vue, l'art est ramené à son unité la plus haute; il n'y a qu'un art, celui qui peint à l'âme par l'intermédiaire d'un sens ou d'un autre, et selon la diversité des moyens que Dieu amis au pouvoir de l'homme pour exprimer la beauté. Ces moyens sont tour à tour les couleurs, la forme plastique, le son, les paroles métriques ; et toujours c'est l'art de peindre pour l'intelligence et pour le cœur; en un seul mot, c'est la poésie.

Tout à l'heure c'était notre imagination qui nous transportait hors de nous-mêmes. Voici maintenant « le poëte qui porte les objets dans notre imagination ». Ces deux images, avec une apparence de contradiction, se ramènent au même but; dans les deux cas, nous sommes tout entier

aux objets qui nous préoccupent; toutefois la seconde formule est plus expressive: les objets sont portés en nous par la magie du poëte. Il y a un juste rapport entre ces trois termes: éloquence, poésie, peinture; l'éloquence est en quelque sorte une poésie modérée, «elle a ses peintures comme la poésie; elle peint avec moins d'enthousiasme et par des traits moins hardis. » On peut remarquer quelque inexactitude dans cette expression: peindre avec des traits; les traits sont le propre du dessin, et non pas du coloris, qui est la peinture. On pourrait aussi contester le fond de l'idée. L'orateur a-t-il moins d'enthousiasme et des traits moins hardis que le poëte, a-t-il moins Dieu en lui, selon la valeur étymologique de ce mot, l'enthousiasme? Ce qui rend la pensée plus vague dans ce passage, c'est que Fénelon, au lieu de l'éloquence, dit la prose en général; or, il y a telle prose qui ne demande pas moins d'enthousiasme que les plus beaux vers, témoin Bossuet et Fénelon, prosateurs si poëtes. Il continue à traiter cette question difficile des limites de la poésie et de la prose, et il est clair, par le trait final, qu'il a en vue l'éloquence.

C. Je n'avais jamais compris tout cela. Je vois bien maintenant que ce que vous appelez peinture est essentiel à l'éloquence; mais vous me feriez croire qu'il n'y a point d'éloquence sans peinture. A. Vous pouvez le croire hardiment. Il faut en retrancher la versification, c'est-à-dire le nombre réglé de certaines syllabes, dans lequel le poëte renferme ses pensées. Le vulgaire ignorant s'imagine que c'est là la poésie ; on croit être poëte quand on a parlé ou écrit en mesurant ses paroles. Au contraire, bien des gens font des vers sans poésie; et beaucoup d'autres sont pleins de poésie sans faire de vers; laissons donc la versification. Pour tout le reste, la poésie n'est autre chose qu'une fiction vive qui peint la nature. Si on n'a ce génie de peindre, jamais on n'imprime les choses dans l'âme de l'auditeur; tout est sec, languissant et ennuyeux... Vous voyez bien que la poésie, c'est-à-dire la vive peinture des choses, est comme l'âme de l'éloquence.

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