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épancher sa corbeille avec discrétion, ne pas jeter tout ce qu'on y trouve, ne pas dire enfin tout ce qui passe par la tête. Mais ce genre de travail admet une certaine liberté, il donne cours aux réflexions morales, littéraires, aux rapprochements de diverse nature qui peuvent être suggérés par un texte classique. Le style sera simple, rapide, sans prétention; la phrase concise, parfois abrégée, mais toujours nette et d'un sens clair. Enfin, le principal talent de l'analyste est, lorsqu'il présente une fleur littéraire, d'en faire, par un trait sûr et vif, reconnaître l'éclat et respirer le parfum.

Le recueil d'analyses littéraires dont ce volume se compose servira de modèle, nous l'espérons, pour cet ordre d'exercices, et, en habituant les élèves à reconnaître les mérites des narrations, descriptions et dissertations qui se trouvent dans nos grands écrivains, il sera utile, non-seulement par les notions d'histoire littéraire qu'il leur fournira, mais encore en leur montrant, dans la pratique, ce qu'ils doivent imiter, et comment ils doivent s'y prendre pour réussir. C'est seulement lorsque les élèves sont arrivés à faire aisément et avec le développement voulu cet intéressant exercice, ce n'est qu'alors qu'ils peuvent s'assurer d'avoir profité, et d'être parvenus à une véritable intelligence de notre langue et de notre littérature.

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Le seizième siècle est célèbre dans l'histoire littéraire de la France par la pleine renaissance du génie de l'antiquité. Bien que ce mouvement n'ait été ni aussi rapide, ni aussi prononcé en France qu'en Italie, où il trouva un sol préparé, une langue mûre, et produisit des artistes, des poëtes immortels, néanmoins, sous l'influence de François Ier, qui fut appelé le Restaurateur des lettres, à l'aide de l'imprimerie alors propagée, le goût de l'antiquité s'éveilla également dans notre pays et se signala par des œuvres éminentes dans les lettres et dans les arts. Ici nous n'avons à parler que des lettres, et des prosateurs en particulier. Au seizième siècle la prose française échappe aux traditions exclusives d'une littérature qui, malgré diverses tentatives, n'était guère sortie des traditions de son berceau. Le flambeau des lettres antiques communique à la littérature nationale une vie nouvelle et un caractère plus élevé; mais ces écrivains, tout en acceptant cette loi de renouvellement, ne durent pas répudier en entier le caractère de l'esprit français, cette langue ingénieuse et naïve, simple et hardie, flexible au plus haut degré, dont les poëtes et les prosateurs de l'âge antérieur avaient laissé des monuments durables.

L'étude des origines, des variations, des progrès de la langue française, et des productions de notre ancienne littérature est une étude à part qui ne saurait ici nous occuper. Nous nous plaçons au seizième siècle, à l'époque où la langue achève de se constituer avec le caractère qu'elle doit garder, dans ce moment de transition où elle prélude, et se prépare à devenir la langue classique.

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Le premier en date, et le plus renommé parmi les écrivains français du seizième siècle, est Michel Montaigne, né en 1513, mort en 1592. Il occupa la seconde moitié de ce siècle, et vécut sous cinq rois, François Ier, Henri II, François II, Charles IX et Henri III. La langue française, dans Montaigne, commence à se déployer avec son originalité à la fois naturelle et savante; elle apparaît souple, abondante, variée, pénétrée de l'esprit le plus pur de littératures anciennes, sans être encore infidèle aux souvenirs de sa première formation. Montaigne a composé, sous le simple titre d'Essais, un répertoire dans lequel il fait entrer ses idées, ses sentiments, sa vaste érudition, beaucoup de vérités, trop d'erreurs et plus encore d'incertitudes. Trop souvent il n'est qu'un penseur d'aventure, laissant dériver sa plume comme une barque sur un lac dont la surface est paisible, mais dont les profondeurs ne sont pas sans écueils. Ce n'est pas un traité qu'il compose, mais un livre où, presque sans transition, il s'occupe de mille choses diverses ou opposées, avec des mérites de style si réels et d'une nature tellement relevée qu'il nous est nécessaire d'en citer quelques exemples; ils serviront à faire connaître le point de départ de notre langue moderne et le premier monument réel de notre littérature après la renaissance. Voici d'abord un récit :

Eudamidas, Corinthien, avoit deux amis; Charisiénus,

Sycionien, et Arétheus, Corinthien. Estant venu à mourir pauvre, et ses deux amis riches, il feit ainsi son testament : « Je «<lègue à Arétheus de nourrir ma mère et l'entretenir en sa « vieillesse ; à Charisiénus de marier ma fille et lui donner le << douaire le plus grand qu'il pourra ; et, au cas que l'un d'en<«< tre eulx vienne à défaillir, je substitue en sa part celui qui « survivra. » Ceulx qui premiers veirent ce testament, s'en mocquèrent; mais ses héritiers, en ayant été advertis, l'acceptèrent avec un singulier contentement; et l'un d'entre eulx, Charisiénus, étant trespassé cinq jours après, la succession estant ouverte en faveur d'Arétheus, il nourrit curieusement cette mère, et de cinq talens qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariadge à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariadge de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les nopces en même jour.

Ce récit, fort simple, n'a presque rien qui le distingue du langage que l'on tiendrait de nos jours. Si l'on excepte quelques différences d'orthographe, je ne vois guère que le terme « défaillir, » dans le sens de manquer, euphémisme pour mourir, et le mot « curieusement, » avec soin, selon l'étymologie latine, qui aient vieilli. — On ne dirait plus « à ceux qui premiers,» mais les premiers. Du reste la coupe des phrases est toute moderne, le mouvement en est rapide et sûr. — « Trépassé » a vieilli ; c'est le plus beau de tous les mots qui servent à exprimer la mort; il emporte l'idée de l'autre vie, de passer au delà; aussi la langue religieuse l'a-t-elle conservé. « Défunt » a un sens analogue, defunctus, celui qui s'est acquitté de la vie; décédé, celui qui s'en est retiré. Le substantif « trépas »> est resté dans le style poétique. Nous citerons maintenant une réflexion morale :

Aristote dit qu'il y a de petites bêtes sur l'Hyponis qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt en jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, elle meurt en décrépitude. Qui de nous ne se mocque de voir mettre en considération d'heur ou de malheur ce moment

de la durée? Le plus et le moins est la nostre, si nous la comparons à l'éternité, ou encore à la durée des montaignes, des rivières, des estoiles, des arbres, et mesme d'aulcuns animaulz, n'est pas moins ridicule. La mort est origine d'une autre vie.

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Rien encore en ce qui précède qui n'ait toute la fraîcheur du langage le plus récent. << Heur» dans le sens de félicité, ne se dit plus; il faut y joindre le double adjectif bon et mal: le bonheur ou le malheur; c'est l'heure bonne ou mauvaise; heure prise dans le sens du temps ou de la vie; on sait aussi que les astrologues faisaient dépendre les événements de la vie de l'heure de la naissance.

« Aulcuns, » pour quelques, ne se dit plus. — On pourrait fort bien aujourd'hui risquer ce tour heureux : « elle meurten jeunesse, » pour dans la jeunesse. Quelle grâce dans la suppression de l'article! - « Décrépitude, » expression figurée empruntée d'un mur décrépit; idée morale assez saisissante; le corps de l'homme vieilli est un mur en ruine; il a perdu son enduit, mais l'âme demeure jeune et supérieure au temps. « La mort est origine d'une autre vie. » Belle expression et qui fait penser. L'idée d'origine est au fond celle de source. L'autre vie est un fleuve dans lequel se déverse la source qui est notre vie mortelle. Suivons cette idée. La source des fleuves est souvent placée dans un antre profond et sombre; de même aussi la vraie vie a-telle sa source dans les profondeurs de la mort. Les grands écrivains ne disent pas toutes les analogies qui s'éveillent à leur insu dans leur esprit; ils se contentent de les laisser pressentir, et c'est là une partie de leur génie. Les moins habiles n'omettent rien; leurs métaphores sont trop évidentes et ne laissent rien à faire à l'imagination. - Un autre passage :

La solitude me semble avoir plus d'apparence et de raison à ceulx qui ont donné au monde leur aage plus actif et plus fleurissant, suivant l'exemple de Thalès. C'est assez vescu pour

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